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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 00:05
Olivier Abel est membre du conseil consultatif national d'éthique.

 

Je veux d’emblée dire ma méfiance extrême envers l’idée d’une politique de la mémoire. Elle est dangereuse car on y touche à l’identité, à des attaches affectives qui sont de vrais « explosifs » pour nos sociétés. On est vite dans l’excès de mémoire, jusque sous la forme des politiques du remords — comme si, ne parvenant plus à faire mémoire des gloires ni des malheurs passés, il ne restait plus qu’à faire valoir cette gloire négative d’avoir beaucoup contribué aux malheurs des autres. On y touche aussi aux manipulations de l’oubli, quand on interdit de faire mémoire et de rappeler un mauvais souvenir. Ou quand on efface du paysage toutes les traces de ce qui devrait n’avoir jamais existé, pour bétonner une paysage tout neuf, méconnaissable, d’où le passé réel soit à jamais banni. C’est ainsi qu’aux politiques de la mémoire, qui sont souvent des politiques du ressentiment, correspondent des politiques de l’oubli, qui sont plutôt des politiques de l’amnésie.
Et pourtant il faut penser ces politiques de la mémoire et de l’oubli, car aucune communauté ne peut exister sans mémoire, et sans oubli. Or il s’est produit une brisure, depuis Verdun et Auschwitz : nous assistons à la fin des Grands Récits, qui donnaient aux humains leur dose de projets et d’optimisme. Et cet effondrement touche aussi l’art de raconter, si important pour la mémoire et l’art de suivre et de reprendre le fil d’un récit, le fil de l’histoire. Cette crise est désormais politique : derrière ses interminables démêlés avec sa propre identité, la France a un problème avec la mémoire, un problème avec l’histoire. Sont elles si fragiles, si incertaines, si peu dignes de confiance, qu’il y ait sans cesse besoin de légiférer ? Pourquoi ce trouble dans notre rapport à l’histoire ?
Après ses tentatives malheureuses à propos des « effets positifs » de la colonisation, l’Assemblée Nationale est sur le point de voter la pénalisation de tous ceux qui contesteraient l’existence du génocide arménien. Je gage que cette fois le vote sera unanime, c’est si facile de se réconcilier contre les « loups turcs » ! Pour ma part j’estime que l’on peut parler de génocide, et que les principaux responsables du gouvernement « jeune turc » de 1915 ont délibérément voulu non seulement déporter mais détruire la population arménienne ; la question ici est cependant différente. Est-il du ressort de la loi d’arrêter la vérité historique ? C’était le cas jadis, à l’âge du nationalisme le plus exacerbé, quand chaque Nation veillait jalousement sur sa version officielle des faits. Mais suite à la destruction mutuelle des Nations européennes, ce fut l’un des acquis de la démocratisation, de la sécularisation du politique, que d’obtenir une certaine séparation de l’Histoire et de l’État. Pourquoi donc aujourd’hui ces législations qui mettent hors la loi, c’est à dire en dehors du possible débat public, certaines questions, certains termes, certains interlocuteurs ?
Mon propos n’est pas de réserver les questions liées à l’esclavage ou à la colonisation, au génocide arménien ou à la guerre d’Algérie, à la seule corporation des historiens de métier. L’histoire est sans doute une chose trop grave pour être confiée aux seuls historiens. Elle porte bien une charge politique et morale. Mais alors il nous faut aussi mesurer nos responsabilités, et ne pas pointer seulement la paille qui est dans l’œil du voisin : c’est nous, européens, qui avons jeté dans le monde ottoman la bombe de l’idée nationaliste, avec une guerre civile qui dure de 1912 à 1921, nous qui avons orchestré la purification ethnique par le traité de Sèvres. Et puis si l’histoire concerne tout le monde, il y a quand même des règles du métier, une certaine impartialité et indépendance : l’histoire n’est pas un complot occulte à la Da Vinci code, ni une foire arbitraire d’opinions ou de mémoires communautaires. Il ne faut pas laisser dénigrer la complexité de la recherche et la prudence critique, ni nous réfugier dans des votes unanimes et démagogiques. Il y a dans notre pays un populisme inquiétant, qui s’adresse à ce qui dans l’électorat ne supporte pas la complexité, ni la conflictualité démocratique ordinaire. On dit qu’une loi permettra de faire l’économie des grands procès qui troublent l’ordre public et où le juge serait seul à trancher : mais justement les procès et débats peuvent aussi avoir une fonction de dissensus pédagogique et civique qui approfondit à la fois les connaissances historiques, l’esprit critique et la confiance dans la capacité de rouvrir ensemble les mémoires.
On me dira qu’il ne s’agit pas de passé historique lointain, mais de mémoires encore vivantes et douloureuses, qui demandent à être reconnues. Certes, les descendants des victimes sont encore des victimes, mais faut-il pour cela jeter l’opprobre sur les Turcs d’aujourd’hui ? Est-il d’ailleurs du ressort de la loi de commander à la mémoire, et d’énoncer le passé à la place de ceux à qui l’on voudrait le faire reconnaître ? Le souvenir ne vient pas aisément sur commande et se force mal. Il existe un nationalisme turc négationniste, mais ne le renforçons pas. Le non-lieu du procès intenté contre l’écrivain Orhan Pamuk par des avocats d’extrême droite, le colloque des intellectuels turcs sur le génocide arménien, la lettre officielle par laquelle le premier ministre Erdogan propose à l’Arménie de créer ensemble et dans un cadre international une commission historique et d’en accepter les conclusions quelles qu’elle soient, tout cela montre, non seulement la dépénalisation du sujet en Turquie, mais le travail de mémoire qui s’y effectue. L’énoncé officiel d’une mémoire obligée ne fait il pas l’impasse sur ce travail, et sur ce que l’on peut en attendre ? Est-ce bien le moment de faire chez nous ce que nous reprochions naguère à juste titre à la Turquie, une histoire à la botte de l’Etat ? N’est il pas politiquement irresponsable de renforcer la pente nationaliste de tous nos pays ? Ne voit-on pas que rien n’est fini, que l’histoire continue, que les guerres sont encore possibles. La pluralité des mémoires, leur obligation à cohabiter dans l’espace public, à se déplacer pour prendre en charge la possibilité d’autres mémoires, n’est-elle pas au cœur de l’esprit démocratique ? Pour cela cependant, il faut que chaque mémoire ait assez de confiance en soi pour ne pas se cacher derrière le rempart mortel d’un interdit ou d’une obligation légale. C’est justement une question de civisme.
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26 mars 2009 4 26 /03 /mars /2009 23:50
Voici venu le temps du Carême. Quarante jours de modération, dans notre alimentation bien sûr, mais aussi dans nos paroles, dans nos colères illégitimes au profit de colères légitimes. Mais également quarante jours d’une longue méditation. Souhaitons que dans nos yeux, au bout du compte, transparaissent plus souvent des regards de bonté, de compassion. Surtout envers celui qui nous a blessé, parfois sans le savoir.
« Seigneur ! Ecoutes les maux du monde. Et portes notre désarroi. Prends pitié de nous pour nos violences, notre inhumanité, les cœurs que nous avons brisés. Et vois comme nous sommes aussi propre à pleurer, donc à saisir toutes les douleurs du monde. Guides-nous vers des lendemains radieux où l’Homme ne sera plus ennemi de l’Homme, mais en paix avec lui-même. Loin du mépris, de la connerie et de la haine. Loin de la guerre, l’humanité rendue au rang de bête immonde, loin de ce qu’il est hélas convenu d’appeler, depuis longtemps déjà, la déshumanité.
            Soit dans nos cœurs, et porte encore la croix que nous portons, toi qui l’as déjà portée. Car nous savons que tu t’es fait chaire pour que nos sentiments se transforment pleinement par le chagrin, les larmes, et le bonheur aussi. Saisis notre faiblesse et, comme toi seul peux le faire, transformes-là en ce qu’elle est naturellement : notre force. Oui, notre force est dans notre faiblesse. Fais qu’à notre tour, nous en soyons convaincus. Laisses-nous poser les armes qui tuent le monde créé et rends-nous à nous-mêmes. Laisses nos désespoirs faire de nous des « artisans de paix ». Des artisans de ta paix.
            Tu sais comme nous désertons les églises, tu sais qu’on ne lit plus l’évangile. Mais tu sais aussi que nous t’aimons. Alors, par l’immensité de ton amour, modifies en profondeur nos personnes, au sein de ce monde, sans refuge autre que toi, pour qu’elles accèdent à la conscience de ta beauté, de ta bonté ».
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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 11:11

          Nous sommes dans un temps où l’on n’existe qu’en multipliant les connexions, les projets, les contacts, les courriels et les coups de fil. Et les possibilités techniques liées à l’internet et à la téléphonie mobile ont bouleversé nos liens, notre sens de l’espace et du temps, l’organisation psychique et presque physique de nos besoins, et jusqu’à nos formes de fidélité. Nous reparcourons régulièrement la liste de nos amis, de nos proches et de nos lointains, de nos correspondants, et nous devons de temps en temps réactiver les contacts pour bien manifester que nous sommes là, que nous existons, que nous n’avons pas lâché le lien. C’est paradoxal pour une société fondée sur l’émancipation, sur la faculté de se délier. Mais c’est ainsi que va la société de réseaux, une société où tout bouge tout le temps, où il n’y a plus rien de solide, où tous les liens peuvent être déliés, et où rode l’exclusion. Malheur à ceux et celles qui n’activent pas leurs connexions, ils sont voués à disparaître peu à peu des carnets d’adresses, à disparaître peu à peu du monde commun. Notre besoin frénétique d’être branchés, de relancer nos attaches, traduit peut-être notre angoisse d’être abandonnés, désafiliés, inutiles et inemployés.
           Aujourd’hui, quelqu’un qui a un grand carnet d’adresses, qui reçoit des messages de toutes parts et qui en renvoie dans toutes les directions, c’est quelqu’un de bien, quelqu’un d’important. Ce que je me demande d’abord, c’est si ce n’est pas une des formes les plus terribles de l’aliénation, si la forme prise par notre société n’est pas un vaste mensonge qui nous fait croire que nous n’existerions pas sans devenir nous-mêmes une boule nerveuse de liens qui doivent s’accumuler et rester tous ensemble sans cesse possibles. Ce n’est pas seulement que par ce biais nous sommes de plus en plus dépendants de nos téléphones portables et de nos branchements, auxquels nous sacrifions une part croissante de nos budgets, de notre énergie, de notre temps — dans une véritable addiction, une drogue qui voudrait des doses de plus en plus fortes de temps de connexion. C’est que ceux qui sont vraiment les « maîtres » savent se cacher dans ce brouillage, laisser mourir les connexions inutiles, et ne garder que les connexions qui comptent.

            Ce que je me demande ensuite, et surtout, c’est si tout cela ne trahit pas plus encore un manque de confiance. Après tout, si nous étions plus fidèles, nous aurions aussi plus confiance dans la fidélité des autres, nous aurions moins besoin de montrer tout le temps que nous sommes fidèles. Nous aurions moins besoin de réactiver sans cesse les liens, les projets, les e-mails, les SMS, les coups de fils et les contacts. Ainsi, une présence presque sans contact pourrait aussi attester la possibilité d’une fidélité toute autre, d’un autre rythme, d’un autre rapport au temps et aux autres que cette société frénétique. Elle attesterait une tout autre proximité. Oui, je crois qu’il nous manque un peu de cette fidélité tranquille, qui serait un bouleversement aujourd’hui inimaginable de nos modes de vie.
            Pour trouver le chemin de cette fidélité, il nous faudrait reconnaître, inventer mais aussi découvrir ce que sont nos attachements. Depuis plusieurs siècles, nous n’avons cessé de vanter les mérites de l’émancipation, de l’autonomie par laquelle un individu rompt avec les liens qui le tiennent en servitude ou en domesticité. Nos vrais liens devaient être des liens librement choisis. J’ai moi-même une grande admiration pour cette invention d’affinités électives, de libres alliances, de libres-attachements, qui a fait la grandeur de la modernité. Mais est-ce que l’émancipation véritable n’est pas justement de reconnaître que nous avons des attachements qui demeurent toujours déjà-là, de reconnaître que nous ne saurions vivre sans porter en nous des fidélités presque enfantines, et plus radicales que toutes les connexions que nous nous choisissons ? Et qu’est-ce justement que la sortie de la minorité, sinon la faculté de gratitude, la faculté de reconnaissance ? C’est alors que nos attachements seraient vraiment libres, et non cette frénésie de connexions qui nous démène.
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19 mars 2009 4 19 /03 /mars /2009 10:01
Olivier Abel est membre du conseil consultatif national d'éthique. Il est professeur de philosophie à l'institut protestant de théologie de Paris.



            Au risque d’ennuyer, je crois utile de prolonger la réflexion collective engagée dans le sillage des propos de Ratisbonne. Notamment parce que Benoît XVI a introduit un ton de franchise qui tranche avec la langue œcuménique des gentilles accolades. Il s’adresse à l’autre, il s’expose et s’exprime. Sans peut-être mesurer avec assez de responsabilité les possibles conséquences de ses propos. C’est qu’il n’est pas d’abord un homme d’Etat mais un théologien bourré de convictions : les protestants ne sauraient s’en plaindre. Je ne traiterai donc pas tant de l’aspect politique de ses propos, que de leur aspect proprement théologique, car c’est justement sur ce plan là que je suis pour ma part perplexe, déçu et même inquiet.
            Nous avions la chance d’avoir un Pape intellectuel et intelligent. Et voici qu’il revendique pour la seule voie romaine l’héritage de la Grèce et de l’hellénisme chrétien. On a pu pointer le déni de la voie du monde orthodoxe, ainsi que des christianismes orientaux, les premiers à souffrir concrètement des émois musulmans. On a noté le déni implicite des maillons arabos-musulmans dans les transferts de rationalité de la Grèce vers l’Europe. Bref, on ne comprend pas comment le Pape ose faire des grandes unités si simplistes que « la pensée grecque », « la pensée biblique ». Comme l’écrivait Ricœur contre ces oppositions manichéennes, « compliquons, compliquons tout ! » Le geste qui isole et revendique la bonne généalogie est mortifère, et les Pères sont aussi pères d’autres que nous, de même que nous avons aussi d’autres pères que ceux dont nous portons le nom, les généalogies sont toujours mêlées. Dès le moyen âge il y a eu plusieurs aristotélismes, plusieurs platonismes, et tout au long de l’histoire il y a eu plusieurs hellénismes. Celui de la renaissance franco-italienne n’est pas celui du romantisme allemand. Le geste de refondation des colonies puritaines est peut-être plus grec que celui de prétendre continuer sans hiatus la fondation romaine, et même les cortèges post-modernes que le Pape vitupère rouvrent peut-être quelque chose de la religiosité grecque la plus classique.
            L’intelligence de ce discours du Pape est à chercher ailleurs. C’est une affaire intra-occidentale, un règlement de compte interne, et Benoît XVI s’y prononce en fait bien plus sur l’Occident que sur l’Islam, qui cache ici la Réforme. En réaffirmant la continuité entre le logos grec et le christianisme romain, il reproche à la Réforme d’avoir rompu l’analogie de Dieu avec la raison, et affirmé une transcendance trop radicale, une volonté de Dieu trop arbitraire. C’est donc un discours qui vise la tradition nominaliste, Luther, Calvin, mais aussi bien Pascal ou Kierkegaard, une manière de se rapporter à un Dieu de volonté et d’amour, et non à un Dieu de rationalité trônant au sommet d’une théologie naturelle inclusive qui comprendrait aussi la morale et la science. Il dénonce, c’est le plan central de son discours, trois vagues de deshellénisation : celle de la Réforme, celle de la théologie libérale issue des Lumières avec son entreprise de démythologisation, et enfin la vague actuelle de pluralisme et de relativisme religieux. C’est donc le protestantisme, avec son double spectre des utopies sectaires et de l’individualisme consommateur, qui est visé. C’est normal : nous n’avons pas assez conscience que le protestantisme est la religion mondialement dominante, celle qui porte le péché du monde actuel. Et le Pape prône le retour à la civilisation de l’Occident chrétien latin, sous les applaudissements plus ou moins discrets de tous ces athées dévots et néo-maurassiens qui font les gros bataillons des intellectuels aujourd’hui.
            Il prétend ne pas congédier la modernité mais l’élargir. C’est ce que je voudrais examiner. Son reproche à la Réforme d’avoir trop affirmé une altérité absolue de Dieu, et d’avoir ainsi déchaîné l’arbitraire et la violence, se heurte à une réalité historique : c’est cette affirmation qui a ouvert un rapport respectueux aux autres et au monde. L’impossibilité de convertir par la force n’est-elle pas ce discours de tolérance soutenu par Bayle et Locke, et justement réalisé d’abord dans les Pays-Bas, et la Révolution puritaine n’a-t-elle pas affirmé ce droit de dissidence ? Après tout, la synthèse romaine de la raison et de la foi n’avait-elle pas permis à Bossuet de faire entrer de force les protestants français dans le giron de la « seule vraie église » ? Par ailleurs je veux bien que l’affirmation de la transcendance et l’élimination du finalisme ait ramené au chaos les grandes constructions des cosmologies scolastiques : mais il faut parfois accepter de perdre les formes pour les retrouver autrement, et on n’aurait pas eu Descartes sans Calvin, ni Newton ni Leibniz. Et ce que Benoît 16 refuse de voir c’est que Kant ne propose pas un rétrécissement de la raison, mais sa pluralisation, car il existe des types de vérités et de jugements, des registres de discours différents. Or c’est aussi bien une idée aristotélicienne, et la lecture par Calvin de la Genèse non comme cosmologie mais comme poème à la gloire du Créateur est une condition de l’élargissement d’une raison qui renonce au discours unique qui répondrait à tout. N’est ce pas en distinguant les registres, en ne mélangeant pas trop vite la raison scientifique, la sagesse morale, la gratitude de la foi, que nous évitons les pseudos synthèses théologico-moralo-scientifiques, toujours dangereuses ? Et n’est-ce pas ce qui nous inquiète dans le néo-créationnisme comme dans les théories néo-islamistes ? Si c’est cela l’amplitude de la raison que Benoît 16 appelle de ses vœux, bonjour la régression !
            Au nœud de notre débat se tient le sens du logos, dont il fait une raison-être-vérité Une. Mais le logos est foncièrement parole, l’humain est originairement deux, conversation, et non pas monologue. Dieu est relation. Benoît 16, dans son refus du pluralisme et du conflit intérieur, a refusé de renoncer au monopole de la vérité. Je ne crois heureusement pas qu’il soit représentatif de l’ensemble des catholicismes. Face à un pensée grecque réduite à cette conception statique du logos comme raison, on voudrait soutenir, avec des penseurs de l’Islam médiéval que le Pape fustige, mais aussi avec une longue tradition juive, que Dieu n’est heureusement pas tenu par sa propre parole, et que nos prières peuvent le délier de ses promesses et de ses menaces. Comme le notait Ricœur, Eschyle ne montre-t-il pas comment le Dieu tragique des Érynies est changé dans le Dieu miséricordieux des Euménides ? Ce logos là ne nous en dit-il pas plus sur les humains, et sur Dieu ?
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18 mars 2009 3 18 /03 /mars /2009 19:05
Le dialogue et l’échange sont les valeurs suprêmes et irréductibles de la laïcité tout comme elles le sont de la démocratie. En aucun cas ces valeurs ne sauraient être l’apanage de telle ou telle des religions pratiquées sur notre territoire ou bien encore de toute forme d’athéisme ou d’agnosticisme. Elles sont, ces valeurs, indissociables d’une foi inconditionnelle en la tolérance et le respect de l’autre. Elles sont un humanisme. Elles sont un espace de liberté construit par les larmes et le sang de nos anciens. Ces valeurs de liberté totale de conscience ne peuvent être remises en cause par un ensemble restreint d’individus. Pourtant elles font l’objet d’attaques incessantes et leur remise en cause est encore le fait de belliqueux, ouvrants la porte à nombre de conflits, de batailles inutiles. Nous ne saurions tomber dans ces travers et nous laisser submerger par ceux qui voudraient les mettre à mal, les voir s’effondrer.
En 1905, devant la toute puissance de l’église catholique, les représentants des confessions protestantes et israélites, notamment soutenus par l’ensemble des forces humanistes, ont fait fléchir le pouvoir en place afin que chacun puisse être libre de penser ce que bon lui semblait et puisse exercer son propre culte ou démarche intellectuelle ou spirituelle. Cela ne coulait pas de source, loin s’en faut. Ce combat fût un combat de longue haleine, dont l’origine remonte à la nuit des temps : longtemps la liberté de conscience ne fût qu’un doux rêve, quand elle n’était pas le fait de guerres sanglantes. Dans les années vingt, nombres de penseurs, d’écrivains, de poètes ont sué leurs lignes et phrases pour préserver les acquis, en créer d’autres et pour élaborer les fondations de notre contemporanéité. Depuis ces années-là nous pouvons constater que leurs efforts furent prolongés par d’autres penseurs, d’autres poètes, mais aussi d’autres militants. Des militants de chaque jour, des militants du dialogue et du maintien des acquis. Contre toute remise en cause des libertés chèrement acquises. Aujourd’hui, je peux me rendre à la messe, au culte protestant, dans une synagogue, une mosquée ou bien encore une loge maçonnique. Je peux aussi ne croire en rien et ne vouloir d’aucunes de ses démarches spirituelles ou humanistes. Il ne faudrait pas sous estimer le fabuleux don qui nous fût fait par ceux qui ont combattu pour que nous nous levions chaque matin sans le poids d’une croix, d’une équerre ou d’un voile. Mais aussi la liberté de voir en cette croix, cette équerre ou même ce voile, une forme de liberté possible. Nous touchons là peut-être aux limites de notre conception de la liberté. Voilà pourquoi le dialogue seul, long, mesuré et pesé peut nous sortir de l’ornière communautariste et rétrograde. Nous sommes tous concerné par ce piège tant nous y plongeons souvent, sans bien vraiment en être conscients : tel est athée qui ne manque pas de s’effondrer devant la majesté d’une cathédrale ou la finesse des mosaïques et du jardin de telle ou telle mosquée, tel autre, agnostique, s’émerveiller face à l’étrange transcendance de l’amour, tel positiviste constater l’irréel des objets qui l’entourent.
Bien sûr l’athée peut apprécier le beau, l’agnostique sans nul doute être amoureux, et le positiviste rêver ce qui l’entoure : c’est que le beau, l’amour et l’ineffable création nous sont offerts, à tous, et ce dans la plus belle des gratuités. Pour le dialogue et l’échange, nous sommes partout certains de trouver l’amour plus que la haine, la fraternité plus que la guerre, la beauté plus que l’horreur. Dés lors que nous le voulons bien.
Car il y a toujours cette fille qui passe dans la rue, ce soleil, ces gosses qui hurlent à la vie, ces ballons qui volent. Et si le bonheur était tout près de nous ?
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17 mars 2009 2 17 /03 /mars /2009 16:11
C’est d’abord sur le papier glacé des magazines, sur les murs du métro, à la télévision, qu’on les rencontre. Des filles ou des garçons sans épaisseur nous offrent, avec une tranquille impudeur, des rencontres sans contact, parfaitement lisses, sans frottement presque, sans attachement. Ces figures semblent dire, ou se laisser faire dire par ceux qui les mettent ainsi en page : les contacts sexuels sont seulement funs et sans importance, ou bien parfaitement idéaux, et indolores. Est ainsi suscitée une ambiance sexy, un état permanent de semi-érection, d’excitation légère et presque inconsciente, mais générale.
Dans cette ambiance, nos désirs sont aliénés, comme s’ils ne pouvaient que suivre le pointillé des suggestions publicitaires. Leurs plus grandes trouvailles, parfois admirables de séduction, forcent notre agrément. Elles nous ôtent le plaisir de trouver nous mêmes les attitudes, les mots, les gestes de notre désir. Se répand ainsi le sentiment d’un déjà vu, d’un toujours déjà vécu, d’un à quoi bon : on abandonne la chose à ces figures qui semblent la faire si bien. On devient spectateur vaguement sympathisant ou hostile.
Mais il y a davantage que cette subtile aliénation consumériste à partir du foyer intime de notre désir : notre société est globalement managée, et le monde du travail tout entier, par le plaisir. Ce management consiste à référer toutes nos activités au plaisir immédiat que l’on doit y prendre — cela permet d’exiger de ceux qui travaillent qu’ils se donnent au delà de toute rétribution. Car aujourd’hui il faut être créatif, flexible, dynamique, sexy, et pourvoir tout faire comme si on le faisait pour le plaisir. Cette façon de référer toutes les activités au plaisir immédiat que l’on peut y prendre serait l’indice d’une activité heureuse et réussie.
C’est pourquoi on peut bien parler d’une tyrannie du plaisir dont nous nous vantons, ce qui est pour le philosophe américain Stanley Cavell la tartufferie du monde moderne. On affecte aujourd’hui l’hédonisme comme jadis on affectait la vertu : tout est permis, à condition que ça imite bien le plaisir. C’est le comble de notre féroce conformisme ! Et ce discours sans réplique se renforce du sentiment que nous participons ainsi du grand combat des Lumières contre les ténèbres du passé judéo-chrétien. Comme si l’antiquité gréco-romaine n’avait pas subordonné la sexualité à la procréation ou à l’acte de domination sur des esclaves passifs ! Et comme si l’éloge de la chasteté n’avait pas alors été vécu comme une libération sexuelle ! 
Plus récemment, ceux qui ont libéré la conjugalité de sa subordination à l’ordre de la reproduction et de la filiation, pour en faire une libre alliance, ce ne sont pas les libertins, mais les puritains révolutionnaires, et ce n’était pas de l’angélisme. Si le grand poète Milton invente le divorce, et refuse de « tourner ainsi la meule d’une copulation pénible et servile », c’est parce qu’il refuse que les rapports serviles soient réintroduits pas le biais des rapports sexuels obligatoires, qui ne laisseraient que la « coquille vide d’un mariage tout extérieur », hypocrite et obscène quand il n’y a plus ce bonheur de conversation qui fait le couple.
« L’obligation de jouir est une évidente absurdité », écrivait Kant. Et l’envie est ce qui rend tout plaisir impur, cette petite vantardise qui toujours s’en mêle. Sans cela, chaque plaisir serait paradisiaquement singulier. Nous savons cependant qu’une joie, qu’un plaisir, n’existent vraiment qu’à être communiqués, et partagés. Que serait un plaisir non communicatif ? C’est ici notre vrai point de résistance : on ne peut se replier dans le « paradis » consolateur d’un amour sans sexe. La société « sexy » porte justement le rêve d’une indifférenciation sexuelle, la nostalgie d’une présence où rien ne manquerait, du retour à un jardin d’Eden peuplé d’hermaphrodites heureux. Mais l’Ange à l’épée flamboyante nous en barre à jamais le chemin. Et nous voici sexués, incapables d’un bonheur solitaire, et désireux d’une société vraiment heureuse.
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15 mars 2009 7 15 /03 /mars /2009 18:03
            Je voudrais aujourd'hui revenir sur la grande blessure, la grande indignation qui a, à juste titre, suivie la mort du petit Romain à Avignon. Quelle tragédie, quelle horreur. On en reste, sur le moment, sans voix. Plein de dégoût. Puis comme l'on n'est pas de ceux qui souffrent le plus - sa famille, ses proches, cette enfant qui se trouvait à ses cotés au moment du terrible drame - on se hasarde à l’analyse, ou à de simples réflexions.
Qu'y a-t-il finalement de pathétique dans cette histoire, hormis la mort absurde de Romain. C'est justement l'absurdité des faits. On peut en effet trouver au moins trois victimes dans cette affaire : Romain bien sûr, sa petite amie et...l'assassin !!! L'assassin : un gosse de dix-sept ans. Un gosse fort dangereux assurément, mais un gosse tout de même. Et l'on peut s'interroger sur une société qui laisse à ce point se développer chez de jeunes adultes une violence qui ne peut qu'avoir un fondement, une raison. Comment en sommes nous arrivé là ? Comment des enfants se trouvent pris à ce point dans l'engrenage de la violence ? Il ne s'agit pas de remettre en cause l'horreur de l'acte, ni de dédouaner sont auteur : fort heureusement tout le monde ne tue pas le premier venu à coup de hache ! Pourtant je ne peux m'empêcher de penser aussi à ce gamin de dix-sept ans. Seul, perdu à jamais lui aussi. Ne doutons pas de son désarroi, ne doutons pas qu'il ressent son destin, plus que jamais difficile à porter. D'une certaine façon l'on peut dire qu'il est déjà jugé.
Comme je l'ai dit, il ne s'agit en aucun cas de minimiser l'acte. Comment, d'ailleurs, le pourrait-on ? Mais il me semble utile à tous, de faire preuve de miséricorde, de compassion. Et peut-être, plus tard, beaucoup plus tard, de pardon. Pardonner : se libérer du fardeau de la rancoeur ou de la haine. Le pardon : ouvrir à tous l'espoir d'un monde meilleurs, d'un monde ou les enfants ne s'entretueraient pas pour un mot de travers, une cigarette, une mobylette. Le pardon : une valeur chrétienne à coup sûr, mais aussi et surtout une valeur humaniste, une valeur de libération de l'être au-delà de lui-même, au-delà de ses souffrances, au-delà de l'oppression des faits, aussi monstrueux soient-ils.
Le jour du jugement, le jury constatera de lui-même la lourde tache qui lui incombe : rester serein dans un climat qui n'amène que difficilement la compassion pour le prévenu. Car il est probable que ce coupable recevra la punition à laquelle il ne peut échapper.
Mais comment tout cela a-t-il pu se produire ? Il n'est plus possible de laisser à la dérive des enfants de cet age, sans espoir, sans avenir, avec des rêves aussi terribles plein la tête : l'assassinat. Car à travers cette tragédie c'est l'ensemble d'une société qu'il faut pointer du doigt, cerner, sans pour autant bêtement et facilement la condamner. Il nous faut en connaître l'ensemble des méandres et dérives qui souvent nous submerge tous. Non, le coupable ne peut être seul responsable d'une violence qui, à coup sûr, le dépasse. Et de très loin...
Comment l'aider, le soutenir, lui, l'assassin ? Oui, comment soutenir un assassin ? C'est la tache de tous, de chacun de nous, d'être vigilants quant aux dérives, d'être vigilants face à l'horreur qui submerge un trop grand nombre de personnes, d'enfants. La misère, hélas, donne à voir parfois la monstruosité. De cette monstruosité dont on a, à tort, le sentiment qu'elle est naturelle, invincible : faisons de nos faiblesses la force nécessaire à une mise à plat de nos erreurs. Et gardons nous bien de crier haro sur un baudet de dix-sept ans. Car c’est à l’évidence l’état de droit qui doit subsister, dans cette affaire comme dans tant d’autres : oui, le criminel aura son avocat.
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12 mars 2009 4 12 /03 /mars /2009 02:45
On n’oublie rien quand sur les champs de bataille on a perdu l'âme sœur. Mais c'est surtout qu'on aime à la légère. Succinctement. Il n'y a là rien d'exceptionnel, mais rien de bon non plus. Le général, en ce point précis, ne peut sauver le particulier. On meurt ensemble devant l'audace de nos contemporains à n'être que des faibles en amour fou. Tout est bien mort, sans l'autre ; rien n'est réel, même. C'est bien cela que chaque adulte sait. Et c'est là qu'est le crime : ils savent l'amour. Ils connaissent bien l'Amour. Alors ? Alors les enfants meurent. Et de sale mort. Seuls.
Tout n'est qu'absence.
Une balle. Un flingue.
Seulement voilà, il faut compter avec l'amour des autres, l'amour de l'humanité, la sagesse, la philosophie, que sais-je encore... il faut que rien ne cesse dans nos envies, alors il faut canaliser, assouvir de façon non spontanée, de façon calculée.
Le goût sucré de la raison fait oublier souvent que rien n'empêche d'être déraisonnable, de savoir vivre le temps présent sans se fourvoyer à n'être qu'un sauveur de l'humanité, un journaliste, un politique ou pire encore, un curé, un psychiatre.
Car rien ne vaut la mort quand il s'agit d'amour.
De l'amour.
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9 mars 2009 1 09 /03 /mars /2009 10:52
La sagesse est sans doute la chose au monde la plus désirée. On la désire dans le malheur pour ne pas s’en faire trop de peine, ou dans la joie pour savoir la goûter avec gratitude il faut les deux, et les époques comme la nôtre qui placent trop la sagesse dans l’évitement du malheur, ou qui font trop de la convoitise le chemin vers la joie, manquent cruellement de sagesse. Mais aujourd’hui on va souvent la chercher très loin, alors qu’elle est la chose la mieux répandue : on la trouve dans le langage ordinaire, dans les trésors d’expressions de toutes les langues, véhiculant des expériences plus singulières et universelles, plus anonymes que tout savoir, et toujours ouvertes sur d’autres expériences, dont nul n’a le dernier mot. Les figures du sage sont donc infiniment dispersées, cependant j’en proposerai trois, appuyées sur des auteurs de jadis et de naguère.
          Depuis l’antiquité, la sagesse a d’abord quelque chose à voir avec le tragique, avec l’irréparable car rien jamais n’est à l’abri du sort absurde, avec le sentiment coupable que nous pouvons faire notre propre malheur sans le savoir. Elle surgit dans les décombres de la rétribution, quand on cesse de croire que le juste est récompensé, l’injuste puni, et que l’on mérite son bonheur. Elle prend avant tout la forme de la révolte, et ce n’est pas un hasard si les livres sapientiaux dans la Bible comportent aussi celui de Job, qui reste sans réponse, et qui est avec Œdipe et Antigone l’une des plus hautes figures que nous ayons de la sagesse tragique. Car les sagesses ne se comprennent pas toujours ente elles. Ce que la sagesse comprend, c’est que les forts ne le seront pas toujours, et qu’il y a des limites à la faiblesse. Les purs, ceux qui croient être cohérents, elle les attend au tournant. Elle attend les sages eux-mêmes au moment où leur sagesse ne leur sert plus de rien.
Apparaît ici une seconde figure où la sagesse touche au comique, à l’art de relativiser, de se faire petit face aux grandeurs tragiques, de regarder à nos pieds. « Nobody is perfect ». Cette sagesse un peu sceptique renonce à se placer au centre du monde, et sait avec les cyniques grecs qu’on ne parle jamais de la même chose, surtout pas du malheur. Elle accepte les compromis, de survivre à sa propre histoire, et que le destin ne nous en veut même pas. Elle accepte que l’autre, ne pouvant vous communiquer son malheur, vous fasse mal. Elle sait que tout est décalage. Lorsqu’on a atteint son but, soi-même on a changé, et l’effort était vain. Quand on veut éviter la répétition d’un malheur on ne voit pas venir le suivant, tout différent. Schopenhauer observe avec une merveilleuse ironie que les plaisirs et les chagrins viennent à leur heure, et qu’à cette heure-là n’importe quoi fait l’affaire. Que la chance donnée à chacun est moins importante que la manière dont il la reçoit, et que ce qui est anodin pour l’un, l’autre en tirera une immense découverte. Mais qu’il est inutile de se faire trop de reproches, car ce qui nous arrive n’est pas entièrement notre œuvre, nous sommes trop faibles, trop bêtes, et pas assez méchants pour cela.
La dernière figure de la sagesse est alors celle de l’effacement de soi pour faire place aux autres et au monde. Il ne s’agit pas d’éliminer l’espérance pour n’être plus déçu. C’est plutôt une sollicitude et une docilité, une réceptivité un peu folle, l’acceptation que d’autres vous communiquent leur joie, et la faculté de saluer celle-ci lorsqu’ils ne vous ne la communiquent pas. Imaginer chacun heureux, cesser de (se) comparer. Le philosophe américain Emerson, à propos de la confiance en soi, écrit que « chaque fois qu'un esprit empreint de simplicité reçoit la sagesse divine, tout ce qui est ancien passe —coutumes, maîtres, textes, temples s'écroulent ; il vit maintenant et absorbe le passé et l'avenir dans le moment présent (…) Quiconque a plus de docilité que moi me domine, ne lèverait-il même pas le petit doigt ». Cessant de s’agripper aux choses qui nous échappent, la confiance en soi est une confiance au monde présent. C’est aujourd’hui ce qui nous manque le plus, et il nous faut cesser de croire que nous puissions être sages tout seuls, retirés du monde. C’est en revenant ensemble au monde ordinaire que nous augmenterons la sagesse commune, la faculté de rompre avec les conformismes ou les dogmatismes qui croient qu’il y a une réponse à tout. Mais aussi de rompre avec le scepticisme contemporain qui estime inutile d’essayer encore de partager nos joies.
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5 mars 2009 4 05 /03 /mars /2009 09:58
  Olivier ABEL est membre du comité consultatif national d'éthique. Il est professeur de philosophie à l'institut protestant de théologie de Paris.
            Nos sociétés ont été victimes d'un mythe du dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd'hui un religieux non-critique, d’autant moins critique qu’il est constitué de bouts de religion sécularisés, méconnaissables, incultes. Il me semble que l’intégrisme contemporain est d’emblée à placer sur ce fond global. Et puis il nous faut opérer un travail de discernement dans l'amalgame de ce qu’on appelle le religieux, en élargir notre perception, aujourd'hui peut-être trop marquée par la sociologie de l'identité.
Si l'on distingue, pour la clarté de l'exposé, une demande de morale, une demande d'identité, et une demande de vérité, les religions ne sont ni ouvertes ni fermées en même temps sur tous ces registres, et l’intégrisme est à distinguer du fanatisme et du fondamentalisme. Mon hypothèse, ici assez schématique, est que le fondamentalisme est une forme de religion qui répond à la demande de morale, que l’intégrisme fait face à une demande d’identité, et que le fanatisme répond à une demande de vérité, de savoir ou de certitude. Il y a une certaine discontinuité entre ces problèmes, néanmoins souvent mêlés, et on peut être très averti et critique sur un registre, et naïf sur un autre — on ne peut sans doute être en même temps vigilant sur tous les registres.
On peut d’abord avoir le sentiment que « tout fout le camp », que nous sommes dans une société débauchée, où il n'y a plus de Loi ni de règles, où tout est permis. Que faire, à partir de nos vies en miettes, pour retrouver une morale plus cohérente, plus solidaire ? On voudrait trouver une morale solide, indiscutable et rassurante, où les grandes scènes qui nous distribuent les rôles soient d’avance écrites. La fonction du fondamentalisme est de nous placer dans la lettre d’un texte, pour nous protéger d'un monde perdu, ou d'un monde où nous nous sentons rejetés, persécutés, dressant notre camp dans ses marges.
On peut ensuite avoir le sentiment, non sans lien avec le premier mais distinct, que tout est permutable, que l'on peut tout échanger, et qu’il n’y a plus d’identité au sens fort de quelque chose d’inéchangeable. Qui suis-je, et qui sommes nous, dans un monde où les langues et les cultures se mêlent par les migrations et l'urbanisation ? La langue est l'élément de l'identité, de l’appartenance à la même histoire. L’intégrisme serait ici le monoliguisme sacré d’une institution qui voudrait s’égaler à la communauté. On voudrait tant que Dieu puisse habiter enfin la Langue, une langue, notre langue incomparable et finalement intraduisible ! Dans l’intégrisme de la communauté parlant enfin parfaitement la même langue privée, on tend à l'endogamie religieuse et linguistique, pour réunir un cortège assez pur pour se perpétuer unanime.
On peut enfin avoir le sentiment que nos sciences et nos techniques nous laissent dans un monde désenchanté et morcelé, où la vérité même est relative, et où les savoirs sont guidés par des intérêts, par une volonté de pouvoir. La religion corrélative à ce savoir s'est faite non moins utilitaire, magique, gadgétisée autour des pouvoirs spirituels, de savoirs salvateurs et initiés qui se prétendent la clé de tout, et une sorte de galvanisation psychique qui riposte aux puissances techniques. D’où le fanatisme. Comment rapporter nos savoirs cloisonnés et nos techniques parcellaires à un monde plus unifié, à un savoir plus absolu, à une vérité plus souveraine ? On voudrait ici une vérité certaine, qui puisse tout changer, bouleverser et subordonner tous les savoirs, les magnétiser, les ordonner à l’Un.
Face à chacune de ses figures on pourrait glisser un contrepoint radical, car enfin la foi c’est aussi la gratitude qui nous retourne vers le monde ordinaire, et pour laquelle la loi n’est jamais assez singulière, assez interprétée, c’est aussi l’acceptation que l'identité n'est pas ce qui importe et que Dieu est l’absent de toute langue, c’est aussi la mystique d’une interrogation qui nous place à équidistance de la vérité et ouvre un intervalle où le monde peut se déployer.
Mais il y a une actualité de l’intégrisme, et il ne s’agit pas pour moi d’abord de juger mais de tenter de comprendre ce besoin actuel de clôture. Plutôt que d’entrer dans l’opposition entre des religions ouvertes, tolérantes et des religions closes et intégristes, plutôt que de renforcer l’alternative ruineuse entre un échange généralisé et une balkanisation intégriste, il serait prudent de repartir de l’idée simple qu’il ne saurait y avoir d'ouverture sans clôture. Et qu’il ne saurait y avoir de communauté sans un minimum d’immunité. L’intégrisme tient à un problème d’immunisation. C’est pourquoi les choses se focalisent autant autour de l’identité.
Face à une rationalité communicationnelle, celle de la mondialisation, qui exige que tout puisse s’échanger, se traduire et se communiquer, ce qui demande des communautés de plus en plus ouvertes, il y a soudain un sentiment de dissolution, d’uniformisation. Dans Race et culture Claude Lévi-Strauss montrait comment le nouveau problème de l'humanité est moins de décloisonner et d’élargir que de protéger la diversité des langues et des cultures : « toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus ». Une certaine clôture semble vitale, indispensable à la vivacité d'une culture, et la même religion qui avait pu être un principe d’ouverture des échanges peut, en d’autres temps, devenir un principe de clôture, de protection, d’immunisation. A de longs siècles d’éloge de l’ouverture succède peu à peu un nouvel éloge, celui de la clôture, du cloisonnement des communautés comme système de défense. C’est pourquoi l’on peut avoir aujourd’hui un véritable intégrisme laïc, conçu comme une défense contre la mondialisation — contre les religions des autres.
Tel est bien le double péril aujourd’hui. Soit se fondre dans le relativisme d’un œcuménisme vide, d’une religiosité un peu floue où tout le monde goûte un peu à tout, dans une sorte de tourisme nihiliste. Soit incarcérer les identités dans des communautés, engoncées dans leurs différences intégristes par toutes sortes de séparations d’avec l’impur. Mais la vraie question est ailleurs : à quelles conditions nos cultures pourront-ils repartir de leurs propres racines, entrer en conversation les unes avec les autres, et rester créatrices — je veux dire capables d’inventer des manières inédites de rendre grâce, de marier leurs identités, et de faire place à des questions plus vastes que nos petits soucis ?
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Proposition

          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
          C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.

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