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9 avril 2009 4 09 /04 /avril /2009 03:00
Les nuits du Christ sont aussi les nôtres. Elles nous ont été offertes par lui. Chaque fois que nous le souhaitions, que nous le souhaitons, nous étions sûrs, nous sommes sûrs, de trouver en ces nuits l'abandon et, parfois, l'étonnant réconfort de la perte et des larmes. Et nous savons tout le besoin que nous avons de ces nuits, de cet abandon, de cette perte. Alors en ce Samedi Saint, pour cette Veillée Pascale l'ombre a le goût particulier de l'attente qui se lit à l'espoir. L'ombre à la couleur gris-bleuté de la lumière qui n'est pas encore, ou qui n'est plus tout à fait. L'ombre : nous avons tout perdu et tout pourtant nous est encore offert. Voilà ce que nous dit cette ombre : elle nous dit qu'en ces moments de désarroi où tout s'échappe, où tout s'enfuit, où l'on ne sait plus trop si c'est cela la fin de l'histoire, l'ombre nous dit que l'histoire n'est pas achevée. Car l'Histoire ne s'achève que là où l'on veut la voir s'achever. Saurons-nous faire, de cette absence volontaire et momentanée du Christ, l'espoir des solitudes de ce monde ? Si nous y parvenions, alors ces nuits d'attente devraient être plus nombreuses.

          Car ces faiblesses que le Christ nous désignes au point de les porter lui-même, au point d'en faire ses propres faiblesses, sont les faiblesses non avouées des Hommes. Ces Hommes qui croient tout dominer n'ont pourtant de salut que par la saine conscience de ces faiblesses qui lui sont imposées par ce monde, et seulement proposées par le Christ. Oui, tandis que le monde impose la nuit, le Christ, lui, la propose. Simplement. Il ne faut pourtant pas ôter de la douceur de l'ombre, la douleur du Christ en croix. La douleur. La douleur crue, brutale. Ici les contours sont moins flous : plus de gris-bleuté, d'ombre ou de nécessaire repos. Rien d'autre que le noir. Et c'est ce noir que pour nous, le Christ porte. Mais c'est aussi cela, qu'en ce moment précis, il porte sous les bombes. Et pour d'autres que nous. Pour de plus fragiles, pour de plus faibles, pour hélas, aussi, de plus petits que nous. De tout petits. Il porte l'innocence abandonnée à la fragmentation d'obus. La nuit lui pèse, il est parti, nous a quitté. À notre tour abandonnés, comme nous avons abandonné, mais sans jamais avoir le courage de nous abandonner nous même.

          Alors, nous laissant l'ombre, seul chose pour nous supportable, le Christ porte à lui seul le sombre, aux limites assurément tranchées du noir. Et cela en sacrifice. Pour que tous, nous saisissions l'évidente nécessité de la croix. Laissons-nous donc porter, et, par la probable tristesse des Apôtres qui laissait encore un peu de place à l'espoir de le revoir, laissons à la seule foi le soin de nous guider. Car c'est une bien lourde nuit qui nous attend. Une bien lourde nuit, oui ;  mais de Prière légère. Assurés que nous sommes de voir, au-delà de nos désespoirs, le jour se lever de nouveau. Dès demain peut-être.
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7 avril 2009 2 07 /04 /avril /2009 07:09

          Nous prenons peu à peu conscience de toutes les implications du vieillissement de notre société, ou plutôt du glissement de son centre de gravité démographique vers une moyenne plus âgée. C'est l¹effet combiné de l'allongement global de l'espérance de vie et du lent passage vers le troisième âge de la génération née du baby-boom d'après guerre. Nous sommes en train d'en comprendre l'importance économique, non seulement en termes de répartition des retraites et de redéploiement d'une solidarité par définition asymétrique entre générations, mais aussi en termes de conflits d'intérêts entre générations : pourquoi les jeunes ne travaillent-ils pas, comme si tout leur était dû ? Pourquoi les vieux ne laissent-ils pas la place ?
         
          Mais un train peut en cacher un autre, et la dimension économique du problème n'est pas la seule. Qu'est-ce par exemple que cela peut faire à la politique que d'imposer aux nouvelles générations de suivre les traces d'une génération dont ils ne connaissent pas les expériences, les espoirs, les déceptions : la neuve et difficile épreuve de la liberté dans la Résistance, l'apprentissage du retour à l'institution ordinaire après la guerre d'Algérie, le sentiment que la société entière peut être refaite autrement à la suite de mai 68. Il n'y a cependant pas que l'amertume d'une injustice économique incomprise, ou de cette forme subtile de domination politique qu'est le sentiment d'inutilité. Le problème le plus profond, et qui apparaîtra le plus tardivement, viendra d¹un sentiment d'aliénation ou de stérilité culturelle.

          Car toute culture vit du chevauchement équilibré des générations, mêlant subtilement tradition et invention-transmission d'un héritage donnant aux nouveaux-venus les moyens d'inventer, inventions qui rouvrent autrement les promesses enfouies dans le passé. Tout culture vit de l'ajustement délicat entre une faculté de transmettre et une faculté d'hériter. Nous avons du mal à transmettre, et quand nous transmettons nous avons trop à léguer ; et la génération montante a du mal à hériter, soit qu'on ne lui laisse pas assez tôt disposer de l'héritage, soit qu'elle n¹ait pas le nombre ou les épaules assez solides pour l¹assumer tranquillement.

          Comment faire une société créative, inventive culturellement, vivante et attrayante (ne serait-ce que pour elle-même) avec une moyenne d'âge de 40 ou 50 ans ? Cela, nous ne savons pas encore le faire. L'humanité n'avait jamais eu ce problème. Et le phénomène me semble mondial : certes quand on se promène dans les nuits d'Istanbul ou de Sao Paulo, au milieu de peuples si jeunes, on reprend espoir. Mais quand on voit chez eux le brusque effondrement actuel de la natalité, on se dit qu'ils vont entrer d'ici vingt ans dans la même crise de civilisation, et plus brutalement encore.

          Pour ma part je n'ai pas de réponse à cette question. Bien sûr nous pourrions écarter le problème d'un geste, en refusant l'injonction de créativité, qu'il faudrait mettre en triangle avec les impératifs de productivité et de rentabilité pour comprendre qu'il s'agit peut-être là d'une forme inédite d'esclavage massif - le nouveau management nous veut « créatifs » et donnant en permanence les signes du plaisir que nous prenons à ce que nous faisons ! Et de la même manière que jadis il fallait être sans cesse davantage victorieux pour vérifier l'augure des dieux de la cité, ou que naguère il fallait être prospère et fortuné pour se donner des preuves de la grâce divine, aujourd'hui, c¹est comme s'il fallait être sans cesse plus créatif pour se convaincre que notre existence a un sens. Il y a justement là quelque chose de mélancolique, de désespéré. L'injonction de créativité est au coeur de notre culture, de son mythe de croissance illimitée, de son angoisse de la stérilité, c'est son noyau cultuel et théologique.

          Nous ne comprenons pas que la véritable créativité culturelle n'est pas cumulative, mais doit être comme fragilement recommencée à chaque génération. Si nous ne faisons pas place à la créativité de notre jeunesse, si nous ne lui donnons pas l'obligation et la force d'hériter et de réinterpréter librement ce que nous lui laissons, alors ne nous étonnons pas si la forme culturelle de nos sociétés, aspirée dans nos petits écrans, se réduit peu à peu à des sortes de territoires effondrés, ouverts à tous pillages.

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4 avril 2009 6 04 /04 /avril /2009 13:36
Il m'arrive de faire un peu de prosélytisme en faveur de la « Ligue des Droits de l'Homme », et je suis toujours aussi interpellé de voir comment l'argument qui m'est le plus souvent avancé pour écarter l'idée d'un militantisme « des Droits de l'Homme », c'est que ces Droits de l'Homme n'existent pas. Ainsi, les Hommes ne naissent pas libres et ne sont pas égaux en droits. Ainsi, chacun devrait pouvoir porter plainte dès demain pour diffamation ou pour abandon des obligations de l'état à préserver les plus fragiles et les plus démunis ; ou encore saisir la Commission Européenne des Droits de l'Homme pour un internement psychiatrique abusif. Mais n'est-ce pas la frilosité qui nous empêche de devenir un peu plus libres et un peu plus égaux en droits.

           Car si les Droits de l'Hommes existent, et ils existent, ce n'est jamais éternellement. A ce titre il s'agit bien ici de Droits positifs, c'est à dire de droits inscritsdans les textes, votés. Ce qui signifie en clair qu'il est toujours possible d'inscrire autre chose, de voter autre chose. On le voit bien en ces moments de grande remise en cause de droits pourtant anciens. Du temps des parents de mes parents. Pour cela, les Droits de l'Homme constituent un combat constant, un combat de chaque jour, un combat que je qualifierais de « vigilance ». Du moins tant qu'ils ne seront pas constitués en véritable force de mobilisation autant qu'ils sont constitués en force de proposition. C'est là, il me semble, précisément le rôle de la « Ligue des Droits de l'Homme ». Ce sur quoi elle devrait peut-être travailler.

          Un peu partout en France, au lendemain du 21 Avril 2002, cette prise de conscience semblait l'emporter sur le dangereux désir de se faire valoir, sur l'arrivisme régionaliste, sur les ambitions personnelles. Nombreux pourtant étaient ceux qui à défaut d'avoir prévus « l'événement », n'en furent pas surpris, tant était présent dans la campagne électorale, et bien avant elle, une espèce de goût malsain pour le soupçon ou pour la culpabilisation de l'innocence (je parle ici, entre autres choses, de l'étrange façon avec laquelle on accusait à ce point les enfants d'être responsables de tout – rappelez vous les discours d’un Monsieur Chevènement à cette époque, par exemple).

           Cela pour dire comment deux hommes, voilà déjà quelques temps, ont été traînés devant les tribunaux pour avoir hébergé, aidé, quelques réfugiés kurdes à Calais. Que risquaient-ils ? Cinq ans d’emprisonnement, rien de moins. Pour avoir aidé son prochain. Les temps sont durs pour l’humanité dépouillée, sobre et simple d’une main tendue, d’un feu qui réchauffe, d’un repas chaud, de gestes faits pour se comprendre, de regards. L’expression juridique correspondante à tout cela étant : aide au séjour irrégulier. Mais tous nous respirons puisque ces deux amis, nos amis, n’ont pas été condamnés mais seulement jugés responsables. Responsables mais non condamnés. Il s’en fallait de peu tout de même.

          Replaçons les choses dans leur contexte : voilà maintenant plusieurs années que le centre de Sangatte est fermé. Mais pour autant nombre de réfugiés qui se trouvaient déjà sur place n’ont pas été mis en situation de se sortir du bourbier : pas de logement, pas de moyens de subsistance, pas d’aide médicale hors les associations d’aide aux réfugiés. Au-delà de ces lacunes, somme toute classiques, des liens s’étaient créés, des amitiés peut-être. Il est des conditions qui rapprochent les Hommes. Comment dans ce cas, comme dans tant d’autres, ne pas imaginer l’entraide plus que la dénonciation, le soutien plus que l’indifférence ou la haine. Non, décidément, il n’est pas possible d’imaginer totalement un monde sans amitié, sans amour, sans respect de la dignité humaine.

          A quand le prochain appel à manifester de la « Ligue des Droits de l’Homme », à quand un appel à se tenir debout, en silence, pour que les libertés fondamentales ne soient plus égratignées à ce point ?
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2 avril 2009 4 02 /04 /avril /2009 04:16

          Le pardon est un phénomène aussi archaïque et peu politique que la vengeance, et cependant aussi enraciné dans nos sociétés contemporaines. Ils s’opposent ensemble à cette institution proprement « politique » de la justice, qui interdit de se faire justice soi-même par la vengeance, et qui poursuit le criminel même si la victime a pardonné. Bien sûr on peut dire qu’entre la justice et le pardon il y a une complémentarité dynamique : d’ordinaire on ne peut pardonner que ce qu'on peut punir, et la justice cherche autant à remplacer le pardon pour en prolonger le bienfait qu’à remplacer la vengeance pour en abréger les méfaits. Mais la justice est par définition imposable, alors que le pardon ne l’est pas (celui qui demande pardon ne l’obtient pas forcément, et celui qui le donne peut le voir refusé). En justice on rétribue, on cherche à maintenir une sorte d’équivalence de la peine ; le pardon voudrait sortir de cette logique pour donner de recommencer autrement. La justice introduit un tiers qui sépare les antagonistes, et fait écran à l’émotion, à la pitié et à l’horreur. Au contraire on ne peut pas demander pardon à la place de celui qui a commis le tort, ni pardonner à la place de celui qui l’a subi. La justice arrête la spirale du malheur et vise à faire qu’ « on n’en parle plus », avec pour horizon temporel la prescription, et parfois même une amnistie générale. Alors que le pardon suppose, même si la justice est passée par là, de rompre avec le silence de l’amnésie ou du ressentiment : des années plus tard, il rouvre la possibilité de parler. En effet il déborde l’horizon de la responsabilité juridique et pénale, vers un sens plus vaste à la fois de la responsabilité morale et de la responsabilité politique.


          Or dans la plupart des situations politiques et historiques réelles, on a affaire à des différends où l'on ne s'entend pas même sur le tort, à des faits irréparables et anciens, dont furent coupables ou victimes des générations disparues. On a affaire à des situations où le crime est trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d'autres pour que l'on puisse y discerner les responsabilités pénale, morale, politique. Il n’est pas facile d’introduire un « tiers » qui puisse juger, et qui ne soit pas simplement le tiers institué par la victoire historique des uns sur les autres, ou tout simplement celle des survivants. Ce sont des situations où tout est décalage. Nul n’y peut dire « la pardon est à moi » (qui pourrait dire la vengeance est à moi) et nul ne peut honnêtement demander pardon de ce qu’il n’a pas fait. Qu¹est-ce en effet qui autorise quelqu’un qui n’a pas commis personnellement un tort à s’en repentir publiquement ? Qu’est-ce que ces politiques du remords ? Ne sont-elles pas encore une manière de se donner de l’importance, de se donner le rôle de représentant du passé, de s’approprier ce qui nous échappe ?

          Les conditions politiques du pardon, dans ces situations politiques et historiques particulières, sont donc elles-mêmes très particulières. Le pardon suppose ici l’acte public de « se » déplacer pour prendre sur soi la responsabilité historique de ce que l’on n’a pas personnellement commis (les enfants des coupables ne sont pas à priori coupables), et en exprimer le remords. Il suppose de l’autre côté l’acte de se déplacer pour assumer la représentation de la victime (mais les enfants des victimes sont aussi victimes, autrement). Il s’agit de construire cet anachronisme, d’instituer politiquement cette anomalie, et d’installer publiquement ce double déplacement, d’en établir les conditions de représentativité. Pour cela il faut refuser ensemble de croire que l’on puisse oublier et construire un avenir politique sur des bases aussi fausses ; mais il faut aussi renoncer à croire que l’on peut se souvenir (je ne parle bien sûr donc pas des coupables, des victimes ou des témoins directs, qui relèvent du jugement pénal). On entre dans la responsabilité morale et politique du passé historique, et dans son travail de représentation véritable, en acceptant de déconstruire assez les « mémorables » de la communauté politique que l’on représente, pour les obliger à tenir compte de la possibilité d’autres mémoires, d’autres histoires, et de la nécessité pour ces différents mémorables de cohabiter dans le même espace public. C’est tout ce que l’on peut demander aux hommes politiques. Mais le travail de mémoire et de deuil, ils ne peuvent le faire à la place de personne.
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30 mars 2009 1 30 /03 /mars /2009 10:35

           André Breton écrivait dans Arcane 17 : "aimer d'abord, il sera toujours temps, ensuite, de s'interroger sur ce qu'on aime". Puis il décrivait la forme unique que  pouvait prendre la réalisation du rêve auquel il aspirait : "seul le mystérieux, l'improbable, l'unique, le confondant et l'indubitable amour". C'est ainsi qu'il parlait du magique instant de la rencontre. C'est ainsi qu'il parlait aussi pour moi du formidable don de Dieu. En particulier de l'une des formes que prend parfois le don de Dieu : du don foudroyant qui entre, presque avec violence parfois, au plus profond de nos fausses tranquillités et de notre assurance pleine d'orgueil. Un don qui sans cesse peut renommer l'Amour et peut le voir de nouveau paraître évident, incontournable, inévitable même. Ainsi, que le surréalisme nous soit contemporain ou non, on sait qu'il est de fort bon ton de ne plus croire en rien et que toutes les idéologies se meurent. Aimer l'Amour à mort est une folie, aimer l'Amour tout simplement est imbécile : voilà ce que l'on entend, voila ce sur quoi tout est sensé se fonder, se construire. Pourtant je suis certain que nous sommes nombreux qui n'abandonnerons jamais les rêves d'idéal à la chienlit matérialiste et pragmatique. C'est un choix.
         
          Car on parle aussi peu de la folie de l'Évangile qu'on parle peu de sa sagesse. Pourtant, il porte en lui tout autant le pouvoir de dire Non que celui de dire Oui. Et je suis toujours étonné du peu de foi que nous avons en la réalité palpable de l'Évangile hors les frontières de nos Églises. Alors je m'amuse parfois à parler du nihilisme de l'Évangile à de jeunes étudiants en Philosophie ou en Histoire totalement athées. Et je suis toujours saisi de l'intérêt qu'ils portent à la Théologie, des questions qu'ils posent, nombreuses, intelligentes et dénoué de tout manichéisme. J'entends par nihilisme de l'Évangile, la capacité de rupture qu'il porte en lui de par la forme même qu'il donne à la Sagesse, et qui lui est propre. Qui le caractérise, même. Je dis comment le miracle est rupture avec une vision linéaire du Temps, ou avec la logique, la folie, ou la souffrance intérieur due aux remords. Je dis la douleur et l'orgueil qu'un trop faible amour de soi provoque, et je dis le miracle de la douceur de l'Évangile qui chaque jour nous est donnée. Je dis le miracle du pardon, comment il est rupture dans la haine, comment il est re-naissance ou re-connaissance donnée à chacun, à tous. Je dis le miracle simple et proche de nous, toujours présent, maintenant.
          
          En effet, les Hommes s'aiment autant qu'ils se haïssent. Peut-être même plus encore qu'ils se haïssent. Et à défaut de miracle, n'y a-t-il pas là mystère ? Je dis comment rien n'est écrit, et comment l'Évangile instaure le doute dans une société de certitude assassine. Et je cite cet Évangile : "Où est-il le raisonneur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ?" ou encore : "pleurez avec qui pleure, soyez dans la joie avec qui est dans la joie" ou bien encore : "petit enfant, que personne ne vous égare ; celui qui pratique la justice est juste comme celui-là est juste". Souvent, c'est la surprise qui est au rendez-vous. Des phrases simples et belles, qui même si elles sont parfois sorties de leur contexte littéraire, ne sorte pas du contexte de l'échange verbal en cours à ce moment là. En réalité, c'est la capacité extraordinaire qu'à l'Évangile de surprendre les plus jeunes de nos contemporains qui me surprend le plus souvent moi-même à l'heure où, soi-disant, ceux-ci n'ont que faire du religieux.
         
          Alors nous devons dire comment nous voulons croire en l'impossible. Et comment nous ne voulons croire qu'en l'impossible. Car c'est bien lui, cet impossible, qui est la seule alternative au violent pragmatisme des faux sages qui pullulent. Mais les faux sages, par leur méconnaissance ou l'arrogance qui les ronge, oublient que l'Évangile est source inépuisable de rêves immodérés, démesurés. Il ne faut pas sous-estimer ou avoir peur de cela si l'on veut répondre efficacement au désarroi des plus jeunes. Si nous voulons ne pas esquiver nos responsabilités. Et Pour cela il nous faut leur donner, leur offrir à en brûler soi-même si nécessaire, la parole d'Évangile comme affirmant ces interrogations communes à tous. Ainsi nous leur donnons ce que nous possédons de plus beau. Nous leur offrons le doute qui fait que nous croyons, nous mettons en commun nos désarrois et les leurs. En disant l'ignorance qui fonde notre foi, nous leur disons ce "voile d'ignorance" que nous voulons voir rester comme une assurance de liberté. C'est alors que l'ombre, derrière ce "voile d'ignorance", montre l'incroyable, l'incompréhensible douceur et réconfort qu'apporte la prière silencieuse de l'attente. Et que l'on voit comment partant du nihilisme évangélique, apparaît soudain toute l'évidence de sa sagesse. Et si du désarroi commun peut naître la prière, il peut émerger aussi des rêves d'impossible.

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30 mars 2009 1 30 /03 /mars /2009 10:32
Longtemps les Hommes m'ont dégoûtés. Je me suis cru souvent dans l'obligation de les imiter. Et je les ai imités. Désormais c'est fini, je veux ma mort, quand je n'aime plus. Je ne veux plus mourir du rien qui submerge trop souvent nos idylles, et depuis trop longtemps, sans que plus rien ne les empêche d'être mortelles, sans que rien ne leur donne raison. La folie n'est plus notre lot et nous disparaissons du manque de déraison d'amour. Les curés s'en réjouissent. Et les pasteurs, aussi. Les banquiers, les psychiatres, les journalistes, les politiques ; tout le monde s'en réjouis, surtout l'enfer.
           
          Que faut-il faire pour étouffer le flot toujours plus menaçant de l'inaction des âmes et de leur mort ? Combattre à coup de folles amours les insensés qui de toutes parts surgissent à nos émois, et nous les volent pour les anéantir.
           
          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
           
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
           
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.
              
          C’est comme une révolte, comme un orage une nuit d’été, comme des larmes retenues et essuyées au bord de l’œil, comme une colère rentrée : rien n’a changé, tout est resté. Tout s’est enraciné, là, bien fermement, dans une terre durcie par le soleil. Ce soleil qui pourtant nous donne aussi l’amour, les fleurs et l’arc-en-ciel des vraies couleurs du monde. Des vraies lumières du monde. Lumières éternelles de nos espoirs, de nos esprits, de nos talents. Arc-en-ciel de larmes et de soleil que l’on voudrait voir faire tous les miracles dont il est capable.
           
          Nous serons toujours forts de nos pleurs. C’est de ces pleurs que vient la renaissance possible de nos amours bafoués, la solidité de notre foi en l’Homme, de nos espoirs les plus fous. André Breton écrivait dans Arcane 17 : « aimer d'abord, il sera toujours temps, ensuite, de s'interroger sur ce qu'on aime ». Puis il décrivait la forme unique que  pouvait prendre la réalisation du rêve auquel il aspirait : « le mystérieux, l'improbable, l'unique, le confondant et l'indubitable amour ». C'est ainsi qu'il parlait du magique instant de la rencontre. C'est ainsi qu'il parlait aussi pour moi du formidable don de Dieu. En particulier de l'une des formes que prend parfois le don de Dieu : du don foudroyant qui entre, presque avec violence parfois, au plus profond de nos fausses tranquillités et de notre assurance pleine d'orgueil. Un don qui sans cesse peut renommer l'Amour et peut le voir de nouveau paraître évident, incontournable, inévitable même. Ainsi, que le surréalisme nous soit contemporain ou non, on sait qu'il est de fort bon ton de ne plus croire en rien et que toutes les idéologies se meurent. Aimer l'Amour à mort est une folie, aimer l'Amour tout simplement est imbécile : voilà ce que l'on entend, voila ce sur quoi tout est sensé se fonder, se construire.
             
          Matérialisme et pragmatisme : voila bien le nerf de la guerre. Puisque c’est désormais partout la guerre. Pour combler le besoin de pragmatisme de certains dirigeants. Leurs besoins d’inaptes à la folie tout autant qu’à l’amour. Inapte à dessiner des traits autres que droits, inaptes aux lignes courbes. Inaptes aussi à la compréhension de la complexité de l’âme humaine, à la compréhension de la complexité des flots d’amour, que peut toujours porter cette âme, de ses capacités à désirer autre chose que les cloisonnements primaires dans lesquels on voudrait l’enfermer. Citons André Breton, toujours : « Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut-être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit ; assez aussi pour que je m’abandonne à elle sans crainte de me tromper (comme si l’on pouvait se tromper davantage) ». Plus loin : « le surréalisme, tel que je l’envisage, déclare assez notre non-conformisme absolu pour qu’il ne puisse être question de le traduire, au procès du monde réel, comme témoin à décharge. Il ne saurait, au contraire, justifier que de l’état complet de distraction auquel nous espérons bien parvenir ici-bas. […] Cet été les roses sont bleues ; le bois c’est du verre. La terre drapée dans sa verdure me fait aussi peu d’effet qu’un revenant. C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs ». Cet homme aura décidément tout dit de notre modernité, dès 1924. Il ne fut pas le seul à prendre au corps la folie de la première guerre mondiale, de ce massacre organisé. Que rajouter à tout cela ? Si ce n’est démontrer l’actualité de ces propos. Pour cela, c’est à nous de lancer l’offensive des utopies, des idéologies.
             
          C’est dans ce cadre que je veux tout à la fois exprimer, sans y parvenir jamais pleinement, une révolte saine tout autant qu’une sagesse nécessaire à l’élaboration de plans d’avenir, de perspectives possibles. De rêve à réaliser. Car il est possible de réaliser nos rêves. Nous en avons, nous, les moyens. Or, ce que l’on attend de nous, peuples autochtones, c’est de ne plus rêver. Ne plus rêver d’amours immortelles, ne plus se souvenir de nos belles années, celles où nous étions jeunes et forcement surréalistes. Et l’on ose désormais nous opposer le pragmatisme, clef de voûtes des discours de l’ensemble de nos dirigeants : il faut être pragmatique. Alors que nous n’avons que faire d’une réalité qui soit monolithique, puisque la réalité n’est pas monolithique, et nous n’avons que faire du pragmatisme qui ne peut qu’étouffer nos vies, malmener nos espoirs, dilapider froidement toute réelle probité intellectuelle. Ce que nous devons imposer, au demeurant, c’est l’utopie. Une utopie de l’amour du prochain, du respect de l’autre ; une utopie facteur de développement d’une humanitude toujours plus digne. Car j’ai connu la misère, le désespoir, la décadence de l’Homme riche à foison. J’ai connu l’absurdité, l’internement psychiatrique, la pauvreté réelle. J’ai vu l’Homme. Et puis j’ai constaté soudain que l’on pouvait mieux faire. Que l’Homme pouvait mieux faire. Cela m’a rendu bien mélancolique de tout ces espoirs vaincus, tout cet amour bafoué, tout ce silence rompu par des phrases assassines, par des actions de haine. Alors même que les Hommes de paix sont légion. Alors que nous nous aimons. Oui, nous nous aimons. Tout le reste n’est que mauvais détournement de ce qui reste l’acte premier : l’Amour.
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30 mars 2009 1 30 /03 /mars /2009 08:03
Olivier Abel est membre du conseil consultatif national d'éthique. Il est professeur à l'institut protestant de théologie de Paris.



1.
     
La dernière chance
 
          Nous devons partir de l’écart que nous éprouvons entre l’agenda technique et les interrogations éthiques. Cet écart, pointé déjà par Rousseau qui opposait les progrès rapides des sciences et la stagnation sinon la régression des mœurs, me semble pouvoir être éprouvé dans cette expérience quotidienne, que nous ne sentons pas ce que nous faisons. Cette insensibilité, ce déficit d’imagination, qui ont rendu possibles Eichmann et Hiroshima, sont, si je puis dire, devenus notre condition ordinaire. C’est pourquoi je voudrais tenter ici de placer la gamme des questions entre un pôle technique et presque physique, celui de l’épuisement des ressources, des déséquilibres climatiques, des évolutions technologiques, que déterminent des accidents et des catastrophes plus ou moins acceptables, et un pôle éthique et politique, celui qui nous fait voir des injustices plus ou moins acceptables, génératrices d’envies, de guerres, de famines, mais aussi de bouleversements dans nos modes de vie. Le combat contre les maux naturels ne doit pas faire négliger celui contre les injustices sociales, et réciproquement : nous ne devons lâcher aucun de ces bouts. Et plutôt que d’opposer dogmatiquement les contraintes écologiques et les contraintes sociales, nous devons les composer. Comment faire pour que les catastrophes brutales, discontinues, synchroniques en quelque sorte, ne fassent pas oublier les catastrophes lentes, continues, diachroniques ? Comment faire pour que les solutions techniques à l’épuisement des ressources ou à l’émission de gaz à effet de serre ne conduisent pas à des guerres et des injustices pires ? Comment faire, à l’occasion de ces défis, une société plus juste, où les plus désavantagés ne soient pas sacrifiés sur tous les tableaux, humiliés, condamnés sans espoir à l’agressivité envers les autres et eux-mêmes, et rendent illusoire la généralisation des progrès scientifiques.

          Car visiblement les gens ne savent pas encore, ne réalisent pas bien ce qui se prépare, et combien tôt ou tard nos formes de vie vont changer. Et d’abord, car ce sera le point de départ de notre réflexion, la rigolade du pétrole bon marché, c’est vraiment fini, c’est définitivement fini. On peut se rassurer en ergotant sur les jeux de l’offre et de la demande : la courbe du développement mondial est en train de croiser celle de l’épuisement des ressources, qui est inflexible et ne dépend pas du marché. Depuis longtemps la vérité des prix du pétrole était cachée : le pétrole est extrêmement rare et précieux, à l’échelle géologique. Et nous vivions au dessus de nos moyens, au détriment des générations futures qui nous accuseront d’avoir pillé des trésors et manqué cette lucarne. L’humanité avait une petite chance. Qu’avons nous fait de tous les moyens que nous avions, de ces cent années de croissance vertigineuse ? Oui : il nous faudra un jour le reconnaître, nous avons manqué l’occasion de mettre à profit la formidable avancée technique et scientifique apportée par la civilisation moderne, pour passer le palier, et faire de ce qui semblait jusque là un plafond un plancher, une base commune pour l’humanité. Notre civilisation semble arriver au bout de sa courbe sans avoir su laisser place à la naissance d’une autre. Qu’ils sont puérils, tous ces gens habitués à bien manger, à prendre l’avion pour aller en vacances n’importe où, à voir aussitôt renouvelé tout ce qui est vieux ou abîmé, à croire que tout cela est un droit, un acquis, et que de toutes façons ça progresse. Et jusque dans l’usage de l’eau, ce besoin d’être toujours propre sur soi, nous avons pris de sales habitudes. Or ces plis pris par les corps et les mœurs sont plus lourds, plus difficiles à changer que nos installations techniques. Nous arrivons à la lisière de la grande époque du pétrole facile. Nous n’en avons rien fait, et n’avons pas préparé l’après : quand on regarde de près, il n’y a rien qui puisse s’y substituer à l’échelle des besoins mondiaux — je ne parle pas de cités-états régnant sur des territoires militarisés et soigneusement clos. Que faire maintenant pour profiter de l’énergie qui nous reste, du mouvement dont nous disposons encore, pour amorcer les virages nécessaires ? Comment faire pour retrouver ce minimum de confiance en nous sans laquelle nous n’oserons rien faire ?
 
 
2.      L’ordre des problèmes
 
          Rappelons ainsi pour mémoire l’ordre des problèmes et des limites que nous rencontrons (à vrai dire la syntaxe dans l’ordre de ces problèmes fait partie du problème et de sa discussion). Je n’en résumerai ici que les grandes lignes.
         
          Le premier problème, sous la figure du pétrole, est celui de l’épuisement des ressources en hydrocarbures, où le carbone est stocké dans les végétaux fossiles sous forme de chaînes organiques très différenciées, et qui forment la base de notre chimie. Or ces stocks, à l’échelle géologique sont extrêmement limités, et l’objet d’un déstockage massif : en quelques dizaines d’années, l’humanité aura dépensé un trésor accumulé pendant des millions d’années, et l’aura dépensé sous forme de carburant, alors que le pétrole aurait des usages beaucoup plus précieux — il faudrait ici faire l’éloge du plastique. A cet égard, nous devons mesurer la prégnance de la voiture, non seulement sur notre économie mais sur notre imaginaire de la vie heureuse. Nous sommes drogués au déplacement et ne savons plus être là où nous sommes. Les flots de touristes qui prennent l’avion sont à l’évidence une dépense somptueuse, au-dessus des « moyens » de l’humanité. Et cette inéluctable inversion de la courbe des prix du pétrole déterminera d’ici une vingtaine d’années (c’est-à-dire tout de suite) une modification bouleversante de nos économies. C’est notre limite énergétique.

          Mais cette première limite sera, semble-t-il, retardée par le renouveau d’autres formes de carbone, le gaz, et la liquéfaction du charbon qui deviendra tôt ou tard compétitive. C’est pourquoi nous rencontrons un second problème, peut-être plus urgent encore : c’est que l’émission des gaz à effets de serre, dépassant la fixation des puits de carbone dans la végétation, commence à produire des déséquilibres climatiques aux incidences non seulement humaines, mais techno-économiques très lourdes. Sans aller jusqu’à l’inversion du gulf-stream, sans même parler de l’évacuation de zones urbaines surpeuplées et trop proches du niveau actuel des mers, la seule modification de l’agriculture et des besoins en eau peuvent mettre à genoux un capitalisme mondial qui se croit un peu trop « hors-sol ». Si l’on additionne, ce qui est le plus probable, les deux phénomènes des changements climatiques et du renchérissement de la facture énergétique et des transports, nous sommes dans un scénario d’effondrement du tourisme et de la mondialisation, et donc du capitalisme (en tout cas tel que nous le connaissons) ; la démondialisation, la relocalisation, une certaine décroissance vont frapper de plein fouet non seulement les grandes entreprises délocalisées, mais les entités politiques vastes comme l'Europe, et les communications routières. Car nos villes et nos campagnes, façonnées par la voiture, vont se montrer bien souvent inadaptées. C’est notre limite écologique.

          Cependant cette seconde limite, à certains égards plus terriblement proche que la première, peut encore être rattrapée par un troisième problème, plus probable encore, plus urgent si c’est possible. Ce n’est pas seulement de la croissance brute de la population mondiale qu’il s’agit mais de la croissance de la part de cette population qui entre dans la logique de la croissance, de la consommation individuelle et du développement. C’est ce qu’on appelle la mondialisation, qui rencontrera tôt ou tard ces deux limites précédentes. Or la mondialisation rencontre déjà une limite terrible : les marchandises et les pollutions n’ont pas de frontières, mais pour empêcher les sociétés pauvres d’envahir les sociétés riches, un mur s’élève, de plus en plus technique et militaire, apolitique. Un mur qui vu de l’intérieur a l’air doux, mais qui de l’extérieur est impitoyable. Pourquoi les sociétés pauvres laisseraient-elles passer marchandises et capitaux, si elles ne peuvent exporter leurs chômeurs ? Et si ces chômeurs sont définitivement enfermés derrière le mur des sociétés riches, ne va-t-on pas droit à ces grandes migrations dans l’au-delà que sont les guerres ? Surtout si, pour produire nos bio-carburants de substitution, nous affamons les pauvres du Sud – pour alimenter un 4x4 pendant une année, il faut affamer un village pendant trois ans. Oui, ce que nous préparons avant même les bouleversements climatiques et la fin du pétrole, mais conjointement à eux, c’est la guerre, une guerre inexpiable, chacun pour soi. C’est notre limite politique.

          D’un côté les gaspillages, rejets et dépenses excessifs, de l’autre la pénurie, la raréfaction des ressources les plus « communes » (l’eau, la terre, les minéraux, la nourriture, la possibilité d’ « habiter » le monde), tout cela tend à des rééquilibrages massifs et catastrophiques.
 
         Certains à ce point jettent leur joker : l’intelligence humaine, un investissement massif dans l’augmentation du niveau collectif de connaissances et dans la recherche de nouvelles sources d’énergie comme de nouvelles « économies de l’énergie », sont capables de riposter à cette déperdition d’énergie et de soutenir une croissance durable et partagée. L’idée est belle et généreuse, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une réforme radicale non seulement des modes d’extraction, de stockage, et de transfert de l’énergie, mais des modes de production, d’organisation et de diffusion des savoirs. Et il serait ridicule qu’après avoir idolâtré la Science et l’avoir portée malgré elle au rang de religion collective, on en vienne à idolâtrer l’Ignorance et négliger la culture scientifique.

          Il y a néanmoins une limite à cet argument. C’est que les sociétés qui pratiquent cet investissement dans la recherche ont tendance à y chercher leur salut « tout seuls ». Si les USA ou la France veulent garder pour eux la maîtrise de leur approvisionnement énergétique, c’est bien avec l’idée que dans quelques décennies la fusion nucléaire, les nanotechnologies ou un bouquet de solutions et d’économies, permettront de sortir victorieusement de l’après-pétrole. Le pari de cette « fuite en avant », c’est que les solutions technologiques sont plus plausibles, plus rapidement généralisables que n’importe quel changement de mode de vie. Ce pari doit être pris au sérieux, car l’argument est solide. Mais avant de rencontrer des obstacles internes, ce pari sur l’investissement dans l’intelligence rencontrera bientôt un obstacle externe : c’est qu’on ne peut pas se sauver tout seul, en laissant une planète foutue. On ne récolte alors que la guerre et le terrorisme, qui sont exactement comme les progrès de l’intelligence scientifique et technique, mais bien plus immédiatement encore : généralisables et imposables à l’adversaire. Peut-être pourtant certains pays ont-ils fait ce choix délibéré : mieux vaut quelques millions, dizaines ou centaines de millions de morts dans le monde, si nous pouvons nous approprier ainsi les ressources qui nous sont indispensables pour nous sauver.
 
 
3.      Ce n’est qu’un éboulement

          Il y a aussi et surtout, à cette hypothèse d’un salut par la recherche technique, un obstacle interne. D’abord, si l’on imagine pouvoir, pour une société donnée, faire la soudure, vers la fin du siècle, entre les dernières réserves de pétrole et les futures ressources énergétiques inépuisables ou renouvelables, il y faut une gouvernance à long terme d’une très grande intelligence et d’une très grande capacité à prendre des décisions durables, mobilisant des sociétés entières qui doivent elles-mêmes se montrer de part en part intelligentes et courageuses ; il n’est pas aisé de changer de moteur en plein vol, cela suppose une coordination d’une efficacité sans faille.

          Ensuite les solutions énergétiques qui devraient permettre, aux sociétés riches qui en ont fait l’option, de faire cette soudure (disons entre 2030 et 2080), sont elles-mêmes passibles d’accidents. Toute invention technique (l’ascenseur, le train, l’avion, Internet, etc.), on le sait, détermine un type d’accident qui lui est spécifique. Aussi encadrée que soit l’énergie nucléaire, il serait simplement un peu bête d’exclure toute possibilité d’accident, surtout sur le très long terme dont il s’agit ici. L’idée qu’il y aura toujours une solution technique à un problème soulevé par un progrès technique est elle-même un de ces mythes ultra-modernes qui exigent notre entière crédulité – une crédulité, par parenthèse, qui colle mal avec l’intelligence précédemment supposée.

          Il semble donc que cette solution, et plus généralement l’édifice entier de nos sociétés complexes, forment des constructions d’une très grande instabilité, tant technique que psychique. Plus il y a interdépendance et complexité technique, et plus un accident ou un attentat peut avoir de conséquences en désastreuses chaînes. Mais de l’autre côté nos sociétés techniciennes supposent une intelligence, une intégration cognitive et morale, à la hauteur de leur complexité, et cette souplesse psychique est épuisante. Je crains que nos sociétés n’aient déjà dépassé leur seuil d’incompétence, où toute intelligence supplémentaire se transforme en possibilité de bêtise supplémentaire !

          C’est en ce sens que l’éboulement est proche. Il est même déjà là. Ce n’est qu’un éboulement, mais il est général Qu’est-ce qu’un éboulement ? c’est l’affaissement d’une éminence instable. Nous continuons à bâtir vers le ciel les tours orgueilleuses de notre civilisation, sans nous apercevoir qu’elles s’écroulent déjà sous leur propre poids. Je ne parle évidemment pas ici de nos buildings, mais de nos institutions et de tous les édifices de notre intelligence. Les humains n’en peuvent plus de devoir être toujours intelligents, toujours à la hauteur, de devoir vivre si loin de leurs pieds ! Il y a des limites à l’intelligence humaine, nous ne sommes pas assez intelligents pour la complexité du système que nous avons mis en route, et dont la conduite, morceaux par morceaux, nous échappe. Nous sommes dépassés mécaniquement par le nombre de connexions et d’informations que nos machines nous proposent gentiment de prendre en compte à chaque bifurcation, et que nous ne parvenons plus à traiter ! Oh ! combien nous avons cru à l’intelligence ! Combien nous avons cru au progrès, à l’irréversibilité des acquis, à l’amélioration progressive de nos compétences ! Ce que nous pensions être les grosses parenthèses absurdes des guerres mondiales et des totalitarismes aurait pourtant dû nous être un premier avertissement. Nous avons cru pouvoir refaire la Renaissance, achever la Réforme des monothéismes, reprendre la patiente édification des Lumières interrompues. Mais c’était sans compter avec la patience supérieure de l’éboulis. L’éboulement survient quand on a trop voulu mettre ensemble ce qui ne tient pas ensemble, ni par les lois de la mécanique, ni par celles du psychique. Contrairement à ce qu’on croit, les problèmes ne sont jamais résolus ; mais en s’entassant ils s’éboulent parfois et les éboulements de problèmes forment de nouveaux problèmes qui font oublier les anciens.

          Mais justement, ce n’est pas l’Apocalypse qui nous attend. Parce que ce n’est pas la fin du monde, mais seulement un éboulement de notre monde, nous devons nous mettre en capacité d’abréger le temps du chaos, d’accompagner le mouvement non seulement de déconstruction mais d’éboulis, et d’adoucir autant que possible les souffrances. Je ne veux pas dire par là qu’après avoir mis toute notre confiance dans la connaissance et son progrès, nous devons mettre tout notre cœur dans la consolation. D’abord la recherche scientifique reste une priorité, et le désir de connaître et de partager ce que l’on sait l’un des motifs qui suscitent notre confiance en l’humanité. Et puis nous mourrons de la séparation entre une connaissance sans sagesse, et une consolation ignare. Au contraire, si l’on veut aller loin dans la connaissance, y investir massivement, il faut aussi aller loin dans le travail de la sagesse. Les deux versants se retiennent et s’entretiennent bien plus que nous ne l’imaginons.
 
 
4.      Démythologiser la croissance

          Ce qui nous empêche cependant d’envisager frontalement cet éboulement, sans céder à la panique, c’est un mythe d’une grande puissance – que dis-je, un mythe : une théologie, dont les grands prêtres crient au sacrilège dès qu’on ose toucher à leur idole. C’est le mythe de la croissance qu’il nous faut déconstruire, démythologiser, défaire de toutes les rationalisations secondaires qui sont venues s’y ajouter. L’optimisme technique du mythe qu’il y aura toujours une solution, tout autant que le pessimisme apocalyptique qui estime notre monde déjà foutu, épuisé, irrémédiablement pollué et condamné à la guerre, ne sont l’un et l’autre que des variables de ce mythe plus radical de la croissance et du développement, qui ne cesse de réaménager à son profit notre planète, nos sociétés, nos corps et nos idées. Sous une forme sécularisée ou pas, nous avons affaire à une « gnose », à une religion qui prône le salut par la connaissance, la connaissance étant précisément entendue ici comme ce qui nous sauve, ce qui nous permet d’échapper à un monde foutu, un monde abandonné au mal. L’exode extra-terrestre en est le projet, la sortie d’une condition humaine captive d’être née et mortelle, la tentative de nous reconditionner, de nous re-donner nos conditions. Au coeur de notre conception de la croissance, il y a cette complexification d’une intelligence « libérée » du corps et de la condition terrestre. Or la Réforme n’est pas pour rien dans les circonstances de cette « gnose » inhumaine — et déjà inhumaine pour une partie de l’humanité qui aujourd’hui ne lui sert plus à rien.

          Jadis, notre petite terre était comme baignée dans une totalité vivante. La mort alors, destin humain par excellence, était l’énigme et ce qu’il fallait expliquer. La révolution des temps modernes, dont la Réforme est un aspect théologique décisif, replace notre petit monde au milieu d’un univers inerte et soumis à l’entropie, à la dégradation de l’énergie : l’énigme alors devient cet îlot inverse de vie et d’intelligence, de complexification et de « négentropie », que nous constituons. Ainsi, l’énergie que nous recevons du soleil, soit directement, soit par divers procédés plus ou moins complexes, à notre tour nous la différons et la stockons dans des circuits d’échanges de plus en plus complexes. L’énergie sert ainsi à la croissance, qui signifie augmentation et complexification – soit le contraire de la dégradation entropique. L’histoire de la planète Terre, placée sous le signe de la Vie, de l’Homme, de l’Esprit, c’est l’histoire de la croissance. L’entropie est notre religion, je veux dire notre panique : nous avons une trouille superstitieuse de la décroissance ou du déclin dans lesquels nous voyons la force de la mort et de l’inerte qui s’emparent du vif. Et nous idolâtrons la jeunesse, l’énergie, la force de grandir. La cité thermodynamique et son développement, voilà notre Projet. La croissance est notre mythe moteur, et pour le moment nous n’en avons pas d’autre. Quand bien même nous n’y croirions plus, nous ne saurions pas par quoi le remplacer.

          Comme l’observe Georges Bataille dans La notion de dépense, aucun organisme ni société ne peut croître sans fin. Dès que la croissance a rencontré sa limite, son optimum, il y a une obligation de donner, de dépenser les surplus. Sinon on a ce que Kant appelle des expansions imaginaires, suivies bien vite par des effondrements plus ou moins catastrophiques. En affirmant la transcendance, la Réforme, radicalisant la logique monothéiste, a profondément bouleversé ce paradigme de l’équilibre plus ou moins différé des ressources et des dépenses, en introduisant l’idée d’une « accumulation en vue de la croissance » — pour reprendre les termes de Bataille dans sa Théorie de la religion. D’où cet activisme et ce productivisme anxieux, qui refuse toute dépense inutile. D’où ces « déstockages » irréguliers et catastrophiques des guerres mondiales et totales qui caractérisent la modernité. D’où cet guerre à la nature et cette indifférence à ses équilibres.

          Cependant, on pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré à l’inverse une certaine sobriété dans l’usage des ressources rares, sinon l’acceptation enthousiaste de taxer dix fois plus la consommation des hydrocarbures — ou bien une autolimitation avec des « permis de déplacement » équitablement répartis. On pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré une certaine propreté dans le rejet des restes inutiles — sinon la réouverture enthousiaste de toutes nos poubelles, où se trouvent parfois nos vrais trésors. On pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré une certaine solidarité, une manière fraternelle de repartager les biens et les charges de notre planète, de redistribuer les connaissances, les devoirs et les plaisirs. Bref, on pourrait imaginer une affirmation de la transcendance qui aurait généré un respect de la pluralité des habitants du monde, et un anthropocentrisme éthique qui place l’humanité comme sujet éthique d’une responsabilité centrale, qui ne se soucie plus d’être sauvée par quelque « gnose », mais capable de se retourner pour sauvegarder et veiller sur la fragilité du monde.

          Mais ces promesses-là de la Réforme n’ont pas été tenues, même si, de Rousseau à Ellul, nombreux sont ceux qui ont protesté contre l’écart grandissant entre les intentions et les résultats. Entendons-nous donc : la Réforme n’est pas gnostique, et le mythe de la croissance et du développement qu’elle portait dans ses flancs, elle avait aussi, et dès le départ, de quoi le critiquer, le déconstruire et le démythologiser. Elle ne l’a pourtant pas fait assez tôt, assez massivement, assez radicalement. Elle n’a pas su assez tôt élargir sa structure de responsabilité à la mesure de l’amplitude, dans l’espace et dans le temps, des effets lointains du nouvel agir humain – un agir étayé par la technique, et qui, pour la première fois de l’histoire humaine, agit sur des « généralités », et non plus seulement sur des choses singulières. Elle n’a pas su assez tôt changer de structure morale, penser à la hauteur des pouvoirs inédits, élargir le sentiment de responsabilité à la hauteur de la puissance nouvelle des humains. Je dis la Réforme, mais je pourrais dire ici la modernité occidentale saisie par un mythe mortel. C’est pourquoi il est si urgent de démythologiser la croissance.
 
 
5.      Poétique du déclin

          Pourquoi les Occidentaux sont-ils si agrippés à la défense de leur « mode de vie », d’abord entendue comme une formidable liberté de déplacement et de choix ? On le voit à l’ensemble de ces propos : même si l’on tient l’hypothèse, hautement improbable, de l’innocuité du « Développement » sur le climat et l’épuisement des ressources, il resterait que le bouleversement des mœurs que plus rien alors ne nous imposerait serait quand même, et de toute façon, désirable et urgent. Non seulement économiquement parce que nous vivons collectivement au-dessus de nos moyens, et que l’obligation de choisir peut nous amener à trier l’inutile et le préférable, et ainsi à « progresser » considérablement sur bien d’autres tableaux. Non seulement politiquement parce que seul un changement draconien dans l’ordre des questions dominantes, peut faire face à l’opinion publique apeurée en lui proposant des objectifs courageux, intelligents et généreux. Mais parce que la « culture » générée par le mythe gnostique de la croissance est une culture malheureuse, qui fait trop de dégâts, et qui ruine peu à peu la confiance en soi de la plupart des individus et des sociétés. Car de quelle croissance, de quel progrès et de quel déclin parlons-nous ? Comme Ricœur l’écrivait en 1951, « une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (...) La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple ». Il n’y a pas que les armes et le commerce, il y a les sports et les lettres, les arts et les sciences, la vie spirituelle et le théâtre politique et urbain, il y a la courtoisie quotidienne et l’inventivité des formes de vie. Pourquoi ne pas investir plus tranquillement dans tout cela, mieux redistribuer ces biens-là, proposer d’autres formes d’accomplissement que la consommation ?

          Il n’est pas de tâche plus impérieuse, plus délicate, aujourd’hui, que de changer nos images de la vie bonne. Or la visée d’une vie bonne, c’est-à-dire non seulement morale mais heureuse et accomplie, avec et pour autrui, dans des institutions justes, forme le fondement, le socle de toute éthique, comme le notait Ricoeur. Changer notre image de la vie bonne, c’est ébranler nos fondements. Or les présuppositions fondamentales de nos orientations éthiques, notre précompréhension du bon et du juste, ne sont pas si aisément accessibles à l’argumentation – toute argumentation se fait « à l’intérieur » d’un champ de présuppositions admises. Seule une poétique peut ébranler l’imaginaire social, et bouleverser assez nos préjugés pour littéralement nous convertir, changer l’orientation générale de nos vies. Les églises sont des vecteurs tout désignés pour ce travail de l’imaginaire commun, et il faudra largement appuyer leurs capacités. Mais les églises elles-mêmes doivent rejoindre toutes les forces et les intellectuels collectifs qui, du côté des sciences et des arts, des techniques et du cinéma, peuvent œuvrer en ce sens.

          Mais comment et jusqu’où modifier nos images de la vie bonne ? Nous devons sortir de cette vision d’ingénieur qui consiste à vouloir absolument changer le monde : il s’agit maintenant de l’interpréter sans trop sans cesse la changer, de l’interpréter à la limite comme le font les lichens, donner une grande variété de formes à partir d’une modification minime ! C’est aussi que nous devons cesser de confondre l’action avec les œuvres. Les œuvres sont parfois magnifiques qui s’inscrivent dans la durée, mais elles ne peuvent rien « sauver ». Les actions par lesquelles nous rendons grâce d’exister, trop fugaces et éphémères pour prétendre sauver quoi que ce soit, ont justement cette grandeur d’être éphémères, de devoir être sans cesse recommencées et réinterprétées. Et puis il faudra mesurer que nous devons passer par une véritable éthique de la perception, et non courir encore une fois droit à l’action. Car il nous faut une éthique de la perception à la hauteur des prolongations techniques de notre agir, élargir le spectre de notre perception de façon à sentir ce que nous faisons – et penser ce que nous pouvons. Oui, c’est aujourd’hui l’une des tâches les plus délicates et les plus urgentes. Le plus délicat ici est de changer les plis de notre sentir et de notre agir, de changer non pas tant nos opinions que nos habitudes – et parfois des habitudes installées depuis longtemps dans nos corps et nos objets quotidiens.

          Mais pourquoi donc enfin changer d’image de la vie bonne ? Tout simplement parce que cette visée du bon, cette image du bonheur, fait du mal. Elle en fait à l’échelle individuelle, elle ne tient pas ses promesses et demande toujours plus de sacrifices. Elle en fait à l’échelle collective, où l’on voit les grandes courbes du progrès s’inverser, comme si au-delà d’un certain seuil l’éducation rendait bête, l’information favorisait la manipulation, la médecine faisait plus de malades qu’elle n’en soignait, la guerre plus de méchants qu’elle n’en tuait, les véhicules plus de paralysie que de mouvements, etc. Cette inversion est aussi celle de nos villes. Longtemps les villes nous ont civilisés, urbanisés, policés. Les villes aujourd’hui, trop grandes, trop étendues et comme droguées au pétrole, n’urbanisent plus rien, au contraire. C’est un des changements les plus lourds qui se préparent que celui d’une structure urbaine et territoriale qui ne suppose pas autant de déplacements superflus (bien des techniques le rendent aujourd’hui possible), et qui permette aux générations successives de prendre place et de réinterpréter l’espace commun.

           
          Plus globalement, cette inversion s’inscrit dans un paradoxe anthropologique naguère pointé par Lévi-Strauss, c’est que « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ». Il y aurait un seuil optimal des échanges, en deçà duquel ils favorisent la diversification et la créativité des cultures, et au-delà duquel il les uniformise et les écrase, et Lévi-Strauss posait ainsi clairement, il y a plus de 50 ans, le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés.L’accélération et la généralisation des échanges, des déplacements et des communications (la mondialisation), sont devenus périlleux pour la pluralité humaine et pour la conversation des cultures, autant que pour la diversité des formes économiques de richesse et des formes d’invention politique représentatives. Dans cette perspective, il est donc urgent de ralentir les échanges, d’établir des discontinuités dans un monde trop interdépendant. Et particulièrement il est important de ne pas laisser à la politique le seul rôle de clôture sécuritaire des frontières et à l’économie seule la fonction de la mondialisation cosmo-politique : il faut introduire une régionalisation et une relocalisation économiques, et un agir politique international et cosmo-politique : c’est aujourd’hui vital ! Si l’on continue à mesurer le bonheur à l’aune du PIB, bien sûr, il nous manquera quelques éléments de comparaison. Mais le vécu, et le tissu narratif capable de faire la part du singulier et de l’incomparable, sait mieux faire le délicat travail de la comparaison, du transfert dans d’autres formes de vie possibles, et c’est là un fleuve qui débordera bientôt les digues de nos mesures économiques étriquées. Ce jour-là est probablement moins loin qu’on ne croit.

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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 00:52

Olivier Abel est membre du conseil consultatif national d'éthique.

          La société française semble apeurée, frileuse, et demande plus de sécurité. Il lui échappe peut-être que nous sommes dans un monde très dangereux, et que nous avons aujourd’hui moins besoin de sécurité que de courage, de capacité quotidienne à payer de notre personne. Je sais que j¹en parle à mon aise, et qu¹il existe des quartiers difficiles, j¹y ai passé moi même mon adolescence, il est vrai en des temps plus cléments. Mais il y a un électorat « rurbain », tranquillement installé dans les pantoufles de ses lotissements protégés, et qui crie au loup : je pense inutile de chercher à le sécuriser davantage.  Gageons d¹ailleurs que si nous envisagions avec plus de courage l¹avenir de nos enfants et celui du monde, nous n¹aurions pas si peur des effets de notre « après moi le déluge » général.
              
          Il y a pire : la société française est profondément chauvine, repliée sur elle-même, hérissée de petits conservatismes, attachée à son statu quo. Le slogan frontiste « la France, aimez la ou quittez la », dévoile involontairement le fond du problème : la France n¹est plus attractive, les expatriés du monde entier préfèrent aller en Allemagne, en Angleterre, ou aux USA. Si notre pays avait été capable d¹accueillir les artistes algériens qui cherchaient refuge, ou d¹attirer bientôt les intellectuels israéliens en exil, quel signe de vitalité ce serait ! L¹apparente question « il y a trop d¹immigrés » n'est que le masque de ressentiment de la question « plus personne ne nous aime, et ceux qui viennent chez nous ne le choisissent pas, ils le font juste de façon utilitaire ». Gageons que si les immigrés optaient pour la France avec enthousiasme, ils y seraient mieux accueillis. Mais comment voulez-vous qu¹ils « nous » aiment si nous ne nous aimons pas nous-mêmes, si nous n¹avons pas le début du commencement d¹un brin de confiance en nous ?
              
          C'est cela que je crains : que les nationalismes qui s'affichent çà et là n'apparaissent que comme des fanatismes, des rictus de confiance en soi, au moment où justement on n'y croit plus et pour pallier à cela. Je ne sais pas bien ce que nous préparons ainsi, mais je sais que la guerre est souvent au détour des chemins de l¹histoire, comme la seule issue parce qu¹on s¹est interdit tout le reste, et que la guerre n'a pas besoin d'ennemis pour organiser sa grande migration dans le néant. Tout ce que nous faisons ressemble à une préparation à la guerre. C¹est pourquoi je pense essentiel, tant qu¹il en est temps, de tenter de réinventer ensemble le politique, entendu comme la seule chose capable d¹entraver la guerre, de formuler les vrais conflits, d¹installer des compromis durables.
              
          Et pour cela, il y a un mot dont je me méfie comme de la peste, et qui doit au moins être pris avec de très grandes précautions : c'est celui de « résistance ». L'abus de ce terme le dévalorise, comme si nous étions toujours dans des situations d'exception où il fallait des actes et des caractères d'exception pour nous en tirer. Dans la bouche de tous ceux qui, bras croisés, dans la posture du spectateur, se contentent de dénoncer les insuffisances de la politique ordinaire et ne lèvent jamais le petit doigt pour soutenir la vie ordinaire des institutions civiles, je trouve cela du faux monnayage, de l'usurpation.
              
          Ce « politisme » est à la politique ce que le moralisme est à la morale, la morale de ceux qui prétendent ne pas faire de morale et se considèrent hors discussion. Ce fut longtemps le discours dit « politicien » de nos très carriéristes gestionnaires de la chose publique. Mais aujourd'hui, voter de façon protestataire et ensuite ne jamais se sentir quotidiennement concerné, politiquement impliqué par les résultats de son choix, manger en toute bonne conscience à tous les râteliers, tel est le carrefour géométrique de l'apolitisme, du consumérisme de gauche comme de droite qui bat aux portes de notre histoire, comme une nouvelle barbarie.

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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 00:49
J'appelle finalement au crime tous les amoureux déchus, toutes les amoureuses trahies, tous les enfants abandonnés. Que rien ne soit fait pour les arrêter, pour les châtier. Ce sont les porcs qu’il faut abattre de sang-froid et sans remords, pas les enfants. Et pas les fous non plus. Dans ce monde de bien-pensants macabres et tortionnaires, le pays des droits de l'homme n’est défini que par ses propres droits de l'homme. Cela empêche, dès lors, bien des gens de rêver.

           Malgré cela j'attends, serein, ce proche avenir où rien ne fera plus vaciller l'âme belle de nos enfants ; où la folie, définitivement libérée de toute entrave, prendra à revers les plus grands stratèges de ce monde. Nous construirons demain les espaces verts et les forêts de nos assassins.

          On n’enferme pas un coeur qui bat. On n’enferme pas cet amour qui parfois nous ronge de son absence, cet amour dont on voudrait qu'il ne touche que soi, et pas les autres. Cet amour que l'on veut tout entier, en le gardant là, bien au chaud, bien à l'abri des coups de l'inutile douleur du monde. Se protéger, enfin. Être hors du vivre et du non vivre, être dans l'essentiel ailleurs d'André Breton. Au point de ne plus sentir ce monde qui nous étouffe tous, trop.

          Rien ne dit que l'on serait heureux dans cet ailleurs tant que l'on n’y a pas goûté pleinement, mais quand il apparaît, ce royaume, on sait que c'est cela la vérité, le sens même de la vie. Nul besoin de chercher, il suffit de se rappeler.

          Et le mystère de notre foi nous le voulons pour tous et pour chacun. C'est cette folie qui nous apprend chaque jour à n'être que de simples hommes, de simples femmes, à faire de nos faiblesses la force même de nos amours, de notre mort et de celle des autres. L'humanité n'est rien face à cette passion qui nous enchante.

          Mener la barque à bon port n'est pas de tout repos, mais je ne veux pas, moi, être l'otage de la raison. Celle qui voudrait bien voir mourir le sens de toute la condition humaine, fût-elle tragique ou merveilleuse.
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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 00:46
          Au début du film La dame du vendredi de Howard Hawks (1940), Cary Grant dit qu'à la différence d'autrefois le divorce aujourd’hui ne représente plus rien de durable, seulement quelques mots devant le maire ! L’humour à part, la situation actuelle confirme ce diagnostic de la crise : on multiplie d’autant plus le divorce qu’on le prend de moins en moins au sérieux ! Et la société contemporaine me semble prise au piège de ce que Bergson aurait appelé une dichotomie et une double frénésie. Tantôt le couple est absolutisé, et la filiation est alors négligée ou impensée ; tantôt la filiation est la seule chose qui importe, et le couple est méprisé et tenu dans le plus grand scepticisme. Ce sera ma première perplexité, de tenter de penser un peu plus ce chiasme de la conjugalité et de la filiation, et ce qu’il dévoile de notre condition contemporaine et de la fragilité conjugale.
 
          Dans un deuxième temps je m’attacherai davantage au nœud de la conjugalité proprement dite, au plan non seulement de l’histoire des idées, mais de l’évolution profonde de notre culture et de ses rêves, de ses mythes et de ses grandes orientations éthiques. Car c’est un peu mon hypothèse ici : le mythe occidental de l’amour conjugal est en train de s’effondrer, au moment peut-être où il triomphe dans le monde, comme si plus personne vraiment n’y croyait. Le couple n’est plus qu’une affaire privée, un « projet » parmi d’autres — puisque aussi bien nous sommes dans une société de projets. Et l’évolution récente du divorce le montre également : dans une société qui luttait contre la servitude et l’assujettissement, le divorce était le signe d’une émancipation ; mais dans un monde gangrené par l’exclusion, le divorce augmente le sentiment général de précarité, et voile souvent les conflits sous une façade de consensus. Qu’est donc devenu le mariage librement consenti dont il était la condition ? Ils avaient été inventés ensemble, pour instituer une libre fidélité. On commence à peine à mesurer l’ampleur de la déception.
 
          C’est peut-être qu’on a trop attendu du mariage amoureux, avec lequel Rousseau pensait jeter les bases d’une société nouvelle — de même qu’aujourd’hui nous attendons sans doute trop de la filiation, les frêles épaules de nos enfants devant supporter seules le poids de notre demande de durabilité. Déception ? On attendait l’amour fou, et l’on a le scepticisme, jamais peut-être il n’y a eu autant de solitude résignée. On attendait l’émancipation, et l’on a l’exclusion, le fait que chacun de plus en plus se sente rejeté. On attendait l’égalité, et l’on a toutes sortes de dissymétries, de nouvelles figures insidieuses de la dialectique du maître et de l’esclave. On attendait enfin l’accord, l’harmonie, et l’on a un gâchis formidable, comme si les séparations et les divorces étaient la seule occasion de laisser libre cours à la dépense, à la furie de démolir, à la part maudite de nos sociétés trop rationnelles.
 
1. Le chiasme conjugalité filiation
          Mais commençons par ce grand et terrible mouvement de balancier, par lequel tantôt on subordonne la filiation à la conjugalité, tantôt la conjugalité à la filiation. Ce qui fait la difficulté de l’articulation entre l’ordre en quelque sorte horizontal de la conjugalité et l’ordre plutôt vertical de la filiation, c’est justement qu’il s’agit d’une synthèse de l’hétérogène, d’un compromis entre des logiques, ou des « éthiques », différentes. Disons-en quelques mots, sans crainte d’enfoncer quelques portes ouvertes — mais sans oublier, comme disait Musil, que les chambranles sont solides !
 
          La conjugalité est le lieu où l’on interprète la différence des sexes. La filiation nous demande d’interpréter la différence des générations. Cette double-différence n'est pas une donnée immuable de la nature, où la biologie donnerait la Loi; mais elle n'est pas non plus une invention malléable des cultures, que l'on pourrait défaire et refaire à merci. Non. Elle existe, mais on ne sait pas complètement ce qu’elle est. Elle n'existe qu'à être à chaque fois interprétée. Or aujourd'hui cette double-différence est très vulnérable : qu'est-ce qu'être une femme, une mère, un homme, un mari, un père ? Il n'y a plus guère qu'aux toilettes qu'on trouve encore instituée la différence dames-messieurs, et c’est un peu insuffisant…
 
          Du côté de la conjugalité, il y a égalité et symétrie en ce qu’il y a libre alliance, lien horizontal, choix que l’on assume et que l’on veut durable ; du côté de la filiation, il y a un lien qui n’est pas choisi, qui ne résulte pas d’un contrat et qui ne peut être résilié : ce lien est donc asymétrique. Comment articuler ces deux dimensions de la famille : le lien horizontal de l’alliance, et le lien vertical de protection du petit dans la durée et la filiation ? L’équilibre est difficile, et on dirait que nos époques oscillent trop vite et trop loin sur cette question. André Dumas, mon prédécesseur dans les années 60-70 à la Faculté Protestante de Paris, insistait sur l’émancipation de la conjugalité par rapport à la filiation. Sans doute a-t-on trop insisté sur cet aspect, au point que la filiation en a été fragilisée. Mais, depuis dix ans environ, c’est plutôt l’inverse, au point qu’actuellement on ne semble plus s’intéresser à cette délicate alliance des égaux qu’est le couple.
 
Les déliaisons conjugales
          La conjugalité a été abandonnée à la sphère privée du consentement individuel. Sans vouloir rouvrir la boîte de Pandore de débats assourdissants, au moment de la discussion du Pacs, la question suivante a surgi : dans une société libérale, qu’est-ce que la conjugalité si l’on pense pouvoir tout résoudre dans le libre consentement mutuel, sans prendre en considération la possibilité du désaccord et les rapports de force qui peuvent s’introduire dans le couple ? Ces rapports de force sont spécifiques, avec des dissymétries affectives, mais aussi financières, et des différences de rythmes dans les « plans de vie » des uns et des autres (ayant ou non terminé des études, eu un ou plusieurs enfants, etc.).
 
          En renonçant à instituer la conjugalité, on contribue à la précarisation générale des engagements collectifs et à donner libre cours à la vengeance et à la violence. Le divorce me paraît trop peu pensé. On peut aussi se demander ce que devient la filiation dans une société où tout est pensé sans croire à une conjugalité durable. La durabilité ne semble souhaitée actuellement que pour renforcer le lien parental, elle n’est prise en compte que par rapport à la question des enfants ; on n’évoque plus la durée dans la conjugalité.
          Dans le modèle conjugal moderne, on y reviendra, le couple est une libre alliance entre des individus égaux où l’on insiste sur la sincérité, et où la filiation n’est plus le seul but du couple — ce qui brise notamment l’assujettissement des femmes à leur rôle dans une économie de la filiation. Et puis la véritable alliance, et nous allons voir que c’est une idée biblique d’abord développée par les puritains anglais et américains, est toujours une « nouvelle alliance ». Ce point me semble avoir été une idée très importante, parce qu’elle donne à penser une fidélité qui comprend la rupture et la nouvelle alliance, une fidélité qui peut comporter la tempête. Pour reprendre cette idée, il ne faut pas opposer fidélité et rupture, durée immuable et cassure dès que les choses ne vont pas : nous mourons de cette conception. Il nous faut réinventer la fidélité, une fidélité vivante, une fidélité capable de réinterpréter le passé, une fidélité qui nous rende capables de regarder le passé ensemble pour le réinterpréter.
      
          Il faut en même temps être conscients des risques de ce modèle moderne. Il y a de fait, aujourd’hui, une fragilité du couple. Ceci est sans doute dû aussi à une sorte de tiraillement : beaucoup de contrats sont aujourd’hui précaires (contrats de travail, logements, etc.), alors pourquoi les engagements conjugaux seraient-ils durables ? Et puis si l’on accorde la priorité à la sincérité des sentiments, il faudrait re-comprendre autrement ce qu’est la sincérité : non pas la transparence immédiate des sentiments, mais le pivot d’une sagesse courtoise qui sait qu’il s’agit une histoire à deux, et d’un enchevêtrement narratif qui prend du temps.
 
          C’est la raison pour laquelle je ferai aussi un éloge rétrospectif de l’institution du mariage, comme acte politique. Ce n’est pas seulement l’affaire de deux personnes « devant Dieu » (catégorie kierkegaardienne de la véracité) ; c’est un acte qui implique la communauté. Pour deux raisons.
 
          D'abord parce que le mariage est un acte civique : il tisse des différences dans une société qui éprouve ainsi son unité, en dépit des différences de milieu, de confession, d'opinion, éventuellement de différences de nationalité, ce qui donne au mariage une dimension d'élargissement de la civilité. Au-delà de l’institution politique, il y a d'ailleurs l’institution juridique. Elle est importante pour penser le rapport entre le faible et le fort. Comme on a pu le dire, un des grands points qui manquait au Pacs est la protection du faible. Il manque une formule juridique qui permettrait d’exprimer davantage la plainte, et par là d’éviter que les gens n’accumulent des désirs de vengeance et ne se fassent du mal en plus de leur chagrin. On est dans une société où il y a peu d’endroits où l’on puisse rompre, casser, détruire, et il n’y a guère que nos familles que nous puissions détruire, comme si nous chargions là toute notre capacité au mal et à la destruction. Il faut donc un peu plus penser le divorce, et instituer le désaccord. Un accord qui ne comprend pas la possibilité du désaccord n’est pas solide, et pour pouvoir se lier librement il faut pouvoir se délier. C’est cette fragilité même du couple moderne qui a fait sa force et qui fait sa faiblesse.
 
          Ensuite, il y a dans le couple quelque chose de « politique », de civil, en tous cas, justement parce qu'il faut penser quelque chose comme l’institution du sentiment. On meurt d’avoir pensé des institutions dépourvues de sentiment et des sentiments sans institution. Comment penser une institution du sentiment ? La grande institution des institutions, entre les humains, est le langage. La courtoisie, le fait de parler, de laisser parler, d’écouter, la simple conversation, est l’élément civil de l’amour. Je crois qu’il n’y a pas d’un côté l’amour, la question des sentiments, des affects et du sexe à l’état brut, et de l’autre les institutions d’un langage purement formaliste, verbeux et platonique. Il faut que le langage soit courtois, qu’il y ait une parole amoureuse, qu’il y ait de la courtoisie dans le langage : c’est important pour briser la rupture entre le sentiment et l’institution.
 
Les filiations discrètes
          De son côté la filiation est devenue le lien indissoluble. On fait peser toute la charge de la demande de durabilité sur la filiation. Mais ce qui fragilise et ruine la filiation aujourd’hui, c’est qu’on s’efforce de la construire indépendamment de la conjugalité, ou sur les débris d’une conjugalité complètement défaite. Je ne crois pas à la possibilité de renforcer la filiation sans penser la conjugalité. Mais de ce côté-là aussi il y a un déficit d’institution : on laisse flotter le consentement, comme si les liens de filiation étaient des liens électifs, où les enfants choisissent leurs parents et les parents leurs enfants ! Or le lien de filiation est inégal et asymétrique, et le grand a plus de devoirs et de droits que le petit. Le grand doit protéger le petit. Ce n’est pas seulement qu’il ne doit pas lui faire ce qu’il n’aurait pas aimé qu’on lui fasse, mais qu’il ne doit pas lui faire ce qu’on lui a peut-être fait. On sait qu’on ne transmet pas ce qu’on veut et qu’on transmet ce qu’on ne veut pas, mais justement il faut penser ce rapport tout à fait particulier qu’est la filiation.
 
          Cela suppose d’accepter que la filiation ne soit ni un pur fait biologique ni une pure relation élective (j’aurais dit la même chose sous une autre forme pour la conjugalité). Ce n’est pas un pur fait biologique parce que la filiation ne se réduit pas à la carte du patrimoine génétique. Bien sûr, la vérité scientifique peut être importante mais, pour l’identité humaine, la vérité est une vérité racontée, une vérité rapportée par une parole, et non pas un pur fait brut. Par ailleurs il est évident que la filiation ne se réduit pas non plus à un choix électif. On ne peut demander à un enfant de choisir son père ; on ne peut traiter l’enfant comme un sujet majeur et consentant, et développer ainsi le modèle du consentement généralisé, où l'on se choisit par affinités, par adoption réciproque, où les parents sont des “copains”. Mais le cinéma contemporain, et notamment les téléfilms, étalent ce modèle à l'envi.
 
          On assiste actuellement à un effondrement de la filiation, écartelée entre ces deux logiques. Et plus la filiation est fragile, plus on a tendance à durcir le côté biologique. On manque ainsi ce qui est proprement la filiation et on aboutit à des individus “désaffiliés”, qui seront des adultes sans enfance : ni enfants, ni adultes. Pour nous, la filiation s’institue dans la différence des générations, le rapport dissymétrique qu’il y a du grand au petit. Cette dissymétrie est complexe parce qu’elle doit rendre l’émancipation possible : il n’y a pas indéfiniment d’un côté le grand et de l’autre le petit ; le grand l’est par rapport au petit, et s’il permet au petit de devenir grand, de le remplacer : c’est le paradoxe de l’éducation que de s'effacer devant une autonomie qui prend du temps.
 
          C’est par le discours de la généalogie que les parents reçoivent l’enfant qui arrive, ce qui est aussi une adoption ; on reconnaît la filiation, on la nomme, on l’institue. Il y a une dimension narrative de la filiation. Un des dangers principaux de la télévision, à cet égard, c’est qu’en accentuant le décrochage des rythmes, de plus en plus individualisés, elle raccourcit le temps familial de parole, le temps de narration. Le temps narratif est nécessaire : il faut que l’on ait entendu raconter nos histoires pour que l’on puisse les raconter à son tour. Je ne suis pas obligé d’être celui qu’on m’a dit que j’étais, mais pour que je puisse dire qui je suis, il faut qu’on m’ait dit qui j’étais. Cela suppose qu’on m’ait autorisé à dire qui j’étais, en me donnant de quoi interpréter ce qui me précède. Cet espace élargi du discours généalogique comme narration du monde où l'on est né est ainsi très important à protéger, à instituer, à déployer.
 
          En cas de divorce, comment faire pour que le lien parental soit maintenu, qui assume vraiment ce rôle de la différence des générations ? Les réponses ne sont pas toutes faites et il faut voir à chaque fois comment la rupture réinterprète le temps de la généalogie, décompose et recompose les rôles. On parle actuellement beaucoup de la figure du père qu’il faudrait retrouver. Certes. Mais il faut, au moins symboliquement, retrouver aussi, et peut-être d’abord, la figure de l’époux : cette figure mythique est actuellement effondrée (alors que celui du père l’est sans doute bien moins, au moins dans l’imaginaire collectif, puisqu’il est au moins désiré). Plus personne ne se préoccupe de l’époux. C’est, je crois, le cœur de la fragilité masculine aujourd’hui.
 
           Quoi qu’il en soit je refuse - comme on l’a entendu dans le débat sur le Pacs - que l’on dise : « la famille traditionnelle est fichue puisqu’il est prouvé qu’elle marche mal... » On sait, depuis les tragédies grecques, que la famille est tragique et, traditionnelle ou post-moderne, il en sera toujours ainsi. D’ailleurs quel est le régime totalitaire qui pourrait prétendre éradiquer le tragique ? Oui, la famille est tragique, parce que, en un même lieu, on a un lien entre des égaux et un lien entre des inégaux, et qu’il faut articuler les deux liens, en faisant respecter leur différence, mais en laissant place à la possibilité d’une régression à l’inégalité dans le couple, et à la nécessité d’une progression vers l’égalité dans la filiation. Plus encore : la famille est l’endroit où l’on apprend à convertir la justice en amour et l’amour en justice. Comment penser les deux logiques en même temps ? La famille doit être le lieu de cette double conversion, et il y faut un sens shakespearien du tragi-comique, une bonne dose d'humour et de sagesse.
 
 
2. Le mythe de l’amour
           Je voudrais, après avoir brossé un tableau du chiasme entre les deux logiques hétérogènes de la conjugalité et de la filiation, approfondir ma thèse que le lien conjugal est devenu trop fragile, que c’est lui qui est au cœur de la crise. Un pasteur, Roland de Pury, résumait ainsi la chose : « en Occident on se marie parce qu’on s’aime, en Orient on s’aime parce qu’on se marie (…) dans la moitié du monde la liberté à deux n’existe ni au départ, ni pendant la vie du couple, et face à l’anarchie et à l’instabilité familiale de l’Occident, les sociétés africaines et asiatiques disent : ‘c’est nous qui avons raison’ » (1967, p.28-31). Et pourtant, de Pury estimait, pour des raisons théologiques, qu’il faut maintenir « obstinément la liberté avec tous ses risques (…) le mariage chrétien est une liberté permanente à deux. Il est une union libre qui se maintient parce qu’elle est libre de se maintenir, et non parce que le divorce est impossible ».
 
L’amour et l’Occident
          On va le voir, cette idée est exactement le cœur du mythe hollywoodien. Mais pour cela il faut d’abord comprendre que la vraie invention de la civilisation marquée par la culture chrétienne, en Occident, n’a pas été le mariage indissoluble, mais le divorce. Et que la grande époque de cette invention n’est pas la chrétienté médiévale, mais l’époque moderne. Mais c’est surtout qu’au cœur de l’Occident, il y a un mythe de l’amour. C’est la grande hypothèse de Denis de Rougemont, dans son grand livre L’amour et l’Occident, qu’il y a, au cœur de la culture occidentale, un mythe de la Passion, de la passion amoureuse, de l’amour malheureux, blessé, meurtri, impossible. C’est le roman de Tristan, de son amour impossible pour sa dame, Guenièvre, l’épouse de son Roi, et de l’épée qui les empêche de s’unir. Mais c’est aussi une interminable variation littéraire, de Dante et Don Juan à Sade et de Wagner à Lolita, qui déplie les diverses figures de l’amour comme transgression d’un interdit, d’un obstacle, d’une impossibilité.
 
          A ce mythe, Rougemont a opposé, au nom de l’agapè, un amour beaucoup plus prosaïque, plus ordinaire, plus difficile aussi, non pour un Autre inaccessible, mais pour un être singulier, imparfait, étrangement proche. Le couple amoureux et heureux, c’est possible, c’est à portée de main. Ce mariage n’a ni l’éphémérité esthétique des conquêtes passagères de Don Juan, ni l’éternité passionnée de l’amour impossible de Tristan: il ne sépare d’ailleurs pas le corps et l’âme, et le désir ne peut plus s’y nourrir de l’obstacle que formerait un tiers (père, mari jaloux, interdit, etc.). On le verra, c’est tout le problème du mythe hollywoodien de la conjugalité : que mon épouse soit mon amante.
 
          Mais comment fonder quelque chose de durablement heureux sur un sentiment aussi « doux et libre » (Rousseau) mais imprévisible que celui qui anime le consentement amoureux? Il faut se rappeler, selon Rougemont, que seuls les époux qui s’engagent sans raison, c’est à dire avec une conscience aiguë de l’absurdité de leur acte, sont susceptibles de recevoir, mais au titre de surprises providentielles, l’ardeur passionnée que la jouissance se devait de tuer et le goût du plaisir que l’habitude était censée étouffer. Une étonnante réflexion se glisse ici sur le lien électif, sur l’affinité élective qui préside au consentement amoureux, comme un hasard accepté, une grâce absurde mais approuvée. On ne peut pas produire le bonheur amoureux, il n’y a aucune assurance à cet égard, et sa seule chance réside dans une certaine insouciance à cet égard, une insouciance active. Mais en reconnaissant dans l’être que l’on aime une personne tout à la fois charnelle et spirituelle, absolument singulière et nécessairement imparfaite, on accepte de quitter une image idéalisée et impossible de l’autre, et on s’attache à une singularité toute ordinaire quoique irremplaçable.
 
          Le philosophe américain Stanley Cavell, qui a travaillé sur le cinéma d’Hollywood des années trente, y a étudié ce qu’il appelle les « comédies du remariage ». C’est par exemple un homme et une femme qui se détestent, mais qui, placés dans l’obligation de faire croire qu’ils sont mariés, font semblant de se disputer (l’idée étant qu’un vrai couple est un couple qui se dispute) ; et c’est sur cette dispute que se construit leur alliance (Capra, 1934). La véritable alliance est toujours une nouvelle alliance, après une rupture. Pourquoi la comédie du remariage est-elle une structure aussi importante pour ce que j’appelais le noyau éthico-mythique de notre culture?
 
          D’abord, nous y sommes en présence d’un couple déjà constitué, sans qu’il y ait à raconter l’histoire de la rencontre du couple. C’est qu’il n’y pas grand chose à raconter avant, et que l’intrigue commence après. La comédie de remariage est davantage apparentée à ce que le grand critique littéraire canadien Northrop Frye a appelé « Old Comedy » et qu’on trouve aussi chez Shakespeare, plutôt qu’à la « New Comedy » qui caractérise les dramaturges modernes et romantiques : il ne s’agit pas de montrer un couple qui surmonte les obstacles extérieurs à son union. On a déjà vu avec Rougemont que ces romans ou ces films de la passion amoureuse ont du mal à se faire crédible ! Les obstacles sociaux et moraux pouvant s’opposer à la constitution initiale d’un couple se sont tellement atténués, que les grandes tirades contre l’ordre moral confinent au ridicule. D’où une fastidieuse surenchère dans la création d’obstacles improbables.
 
           Dans la « Old Comedy », par contre, il ne s’agit pas de mettre les héros ensemble, mais de les re-mettre ensemble. Il s’agit de surmonter une séparation, et de surmonter un obstacle intérieur — la difficulté de rester ensemble. Bref, il s’agit de mettre le couple à l’épreuve, et de montrer sous la menace de la séparation, la nature délicate de l’union ou de l’alliance qu’ils forment. Ce que l’amour-passion de l’Occident a trouvé, fidèle à son idée de séparation originaire, mais pour convertir son mythe du couple amoureux et le perpétuer retourné vers autre chose, c’est la liberté de se séparer, qui place l’obstacle au cœur même de l’amour durable. L’accès à l’autre peut être rendu incertain justement parce qu’on le connaît trop, qu’on l’aime trop, qu’on le respecte trop, qu’on tient trop à sa conversation. Shakespeare et Milton, à cet égard, Goethe et Rousseau (Feher, 1994, p.19), Kierkegaard et Emerson, tous ces penseurs ont senti que le sujet n’était pas ailleurs.
 
Milton et la nouvelle alliance
          D’où sort cette figure moderne de l’amour conjugal ? C’est au moment de la révolution puritaine anglaise de Cromwell, méconnue en France où l’on n’envisage que le puritanisme de la bourgeoisie élisabéthaine du 19ème siècle, que cette figure du couple se met en place. Généralement on oublie que l’éthique puritaine de la conjugalité, radicalisant le mouvement amorcé dans le christianisme primitif, a marqué une prodigieuse libération. Elle posait le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation et à la nécessité d’élever des enfants, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Dans cette libre alliance, la subversion de l’Antiquité se poursuit et s’accomplit, et la réforme puritaine brise l’assujettissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. C’est ce que chantait le grand poète flamboyant et puritain John Milton dans son magnifique plaidoyer pour le divorce, Doctrine et discipline du divorce, publié en 1644 (Milton, 2005) : il reprend l’autorisation que Calvin a faite du divorce pour affirmer qu’il faut revenir à l’alliance comme à la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui s’aiment ; une sorte de conversation amoureuse où la discordance fait partie de la concorde, où le désaccord fait partie de l’accord.
 
          C’est pourquoi il faut penser le divorce, en établir la discipline. On ne peut pas forcer quelqu’un à maintenir un libre lien dont il ne veut plus, mais on ne peut pas rompre n’importe comment. Le travail de la conjugalité est au contraire celui de la courtoisie, de la capacité de proximité en même temps que de la distance, du respect ; c’est une intrigue à deux voix où il n’y a pas que mon point de vue qui compte. L’idée centrale de Stanley Cavell est même que « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose » (Cavell, 1993, p.101). Par cette rupture on passe par exemple du lien père-fille, c’est à dire de la condition incestueuse ou plutôt narcissique de ne pouvoir connaître quelqu’un d’autre parce qu’on en a une idée inaccessible, au lien libre du mariage. C’est de ce scepticisme que la connaissance amoureuse est la transgression, et c’est ce qu’affirme la Genèse (Gn.2 24), que commente ainsi Milton :
 
« Il n’est pas bon, dit-il, que l’homme fût seul ; je vais lui faire une aide qui lui soit appropriée. On ne peut à moins conclure de ces paroles si claires (et c’est aussi ce que dit tout interprète averti) que dans l’intention de Dieu, une conversation appropriée et heureuse est la fin principale et la fin la plus noble du mariage » (Milton cité par Cavell).
 
On le voit, le mariage n’est pas un remède au désir, qui serait mauvais et pécheur, mais directement un désir de bonheur et d’accomplissement, et il faut retrouver l’institution heureuse et même divine du couple amoureux, dans laquelle Milton ne voit pas une once de péché. Si l’on retrouve l’intention première de la conjugalité dans son institution, c’est à dire dans sa genèse et son Paradis perdu, il s’agit d’un joug libérateur, puisqu’il nous délivre de la solitude : il s’agit d’éprouver ensemble, par la conversation et l’échange, la possibilité d’une association heureuse, le désir de partager le bonheur. On le voit aussi, il n’est pas question d’enfants. Il existe un lien amoureux, sexuel, nuptial, en dehors de toute perspective d’enfants ou de lien généalogique et de filiation.
 
          C’est pourquoi le mariage et le divorce ont été inventés ensemble — et sont peut-être en train de disparaître ensemble. Il ne s’agit donc plus ici du mariage traditionnel, incompatible avec la grande passion tragique, et bien souvent devenu relativement tolérant à l’adultère, mais de ce mariage amoureux libre et sincère, dernière forme moderne prise par le mythe occidental de l’amour, et que l’on trouve depuis Milton et le combat puritain pour le « droit de partir », jusqu’aux comédies hollywoodiennes du remariage (« nouvelle alliance ») décrites par le philosophe américain Stanley Cavell, en passant par Rousseau, Goethe, Kierkegaard, etc.
 
          Et tout se passe comme si ce mythe, qui continue à fasciner et à conquérir le monde, ne fonctionnait plus au cœur même de la culture qui l’a inventé. D’où ce paradoxe, que sur tous les rivages de la planète les formes occidentales de l’amour triomphent, tandis que l’Occident ne croit plus trop à sa propre invention, en quoi réside pourtant son noyau éthico-mythique. On pourrait même dire que cette invention de l’amour et son tranquille affichage public a été l’une des clés les plus puissantes de son succès et l’un des axes les plus puissants de la conquête du monde par l’Occident : davantage que les accumulations agressives de moyens militaires, davantage que l’insolence de la richesse et de la productivité, le cœur de son pouvoir de pénétration a été la séduction de sa culture amoureuse, de sa libération du couple amoureux. C’est lui que les ennemis de la culture occidentale détestent, mais c’est aussi que les occidentaux eux-mêmes n’y croient plus. Comment tirer de ce vieux noyau de nouvelles promesses ? C’est un des plus grands défis qui nous soient lancés.
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Proposition

          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
          C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.

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