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13 octobre 2009 2 13 /10 /octobre /2009 03:03

          Il est certain que tout s’en va. Bien loin de nous. Jusqu’à l’amour, que l’on voudrait nous faire passer pour nécessairement, oui, nécessairement, précaire – il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter Madame Parisot, Présidente du Medef : « l’amour est précaire, pourquoi le travail ne le serait-il pas aussi ? » Sans rire, nous avons donc à rappeler que l’amour n’est pas une marchandise et le travail une marchandise bien différente des autres marchandises.

           
          Dans ces conditions, promettre c’est mourir. Rêver, c’est être atteint de folie douce. Pourtant, rêver ne serait, en ces temps, pas mal venu. On peut même considérer que rien de véritablement sérieux ne pourra désormais se faire sans promesse directement issue de nos rêves. Mais de quoi rêvons-nous alors même que l’on veut à ce point faire appel à notre pragmatisme. Cet abominable pragmatisme.
           
          Ce dont nous rêvons, c’est de « tronc commun » d’études générales plus avancé – école obligatoire jusqu’à l’age de dix-huit ans. Ce dont nous rêvons c’est de retraite dès cinquante ans pour les maçons, les boulangers, les carreleurs et d’autres – de retraite à cinquante-cinq ans pour tous. Ce dont nous rêvons c’est de semaines de quatre jours ou de trente-deux heures. Ce dont nous rêvons c’est de huit semaines de congés payés. En clair, nous faisons de nos rêves les promesses de conditions de travail et de vie à la mesure des acquis de notre civilisation. Même si ce dont nous rêvons par-dessus tout, bien entendu, c’est d’amours éternels, de fleurs séchées au sein d’un livre souvent lu, souvent relu. Ce dont nous rêvons par-dessus tout c’est d’herbe grasse et de pommiers en fleurs. Cela pour reconstruire les bases d’une démocratie plus sûre d’elle. Plus belle, aussi.
           
          Pour maintenir tous nos espoirs, tel Camus, citons Pindare : « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. »
           
          « On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la Politique ? Je réponds que non, et que c’est pour cela que j’écris sur la Politique. Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais, ou je me tairais. » C’est en ces termes que Jean-Jacques Rousseau s’exprimait dans le préambule du livre I du contrat social, en 1762. Le Politique, ici, se trouve à la bonne place ; à celle qui est la sienne : c'est-à-dire qu’il se situe partout où le rêve est possible.
           
          Alors il faut être rêveur pour véritablement penser ou repenser nos institutions ! Et le peuple est rêveur. C’est pourquoi, bien que par la force des choses il ait nécessairement les pieds sur terre, il ne faut pas se résigner à voir ce peuple ne jamais lever la tête et se mettre à rêver de jours meilleurs, d’amour de l’autre, d’espoirs réalisables.
           
          C’est le rêve seul qui pourra nous porter hors de nous-mêmes, au-delà de nous-mêmes. Dans le futur tout comme dans le présent. Le futur : de sombres perspectives en vérité, si nous n’y prenons garde ! Le présent : des dirigeants inaptes à regarder l’horizon, mais le bout de leurs chaussures. Des dirigeants inaptes aux rêves des autres, inaptes à nos rêves, inaptes même aux leurs. Inaptes à la salvatrice utopie, rendus malades qu’ils sont par ce sale mot de pragmatisme. Le pragmatisme : surtout ne rien brûler. Et surtout pas nos cœurs aux flammes de l’amour du prochain. Quand rêverons-nous d’amour si ce n’est en ces temps de décomposition, quand donc imaginera-t-on un autre monde possible pour chacun ? Un monde où les enfants ne disparaîtront plus sous les bombes ? Quand donc rêverons-nous enfin d’un monde meilleur, loin des calculs, de la bassesse de vue et de l’improbité intellectuelle ? Car, à la fin, ce sont des possibilités de rêves qu’on nous chaparde ! Et les bienfaits de l’utopie en tant que devenir possible.
          
          Or, il n’est nul besoin de s’observer longtemps pour constater que nous souffrons. Ici. Ici, nous souffrons. D’où peut bien nous venir cette angoisse ? Alors même que nous disposons à loisir – riches que nous sommes – de la mélancolie, des larmes de l’amour et d’un soleil qui chaque jour nous offre son déclin. Car la mélancolie, l’amour et le déclin sont pour nous des valeurs sûres tant elles sont aptes, ces valeurs, à nous sortir de l’angoisse, de la peur. Se sauver par les larmes. Par les larmes, oui. Se sauver dans la perte plus que dans l’orgueil ou la soi-disant victoire sur soi-même. En effet : « qui de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une seule coudée à la durée de sa vie ? » dit l’évangile selon Matthieu. Or, le pleur n’est plus inquiétude, le pleur n’est plus orgueil, le pleur n’est plus victoire mais perte salvatrice. Et c’est ainsi que nous nous trouvons au point où devient possible une véritable re-naissance. Re-naître. Voilà ce qui nous est nécessaire : ce soleil en déclin, annonciateur de renouveau. Oui, demain sera un autre jour.
 C'est bien un point sur lequel on ne peut revenir : s’il est une obligation, c’est celle de se battre sans discontinuer pour posséder la liberté d’imaginer pouvoir aimer sans fin, loin de l’idée que l’amour ou le bonheur n’ont qu’un temps.
           
          J’aurais cité Rousseau, Pindare, le Christ et c’est encore que je les citerai, c’est encore que j’en citerai d’autres. Les sujets ne manquent pas : l’utopie, le rêve, la foi en des lendemains radieux pour nos frères et nous-mêmes, l’incommensurable – j’ai bien dit l’incommensurable – douleur du monde. Il nous faut donc tout discuter, tout reconstruire, pour que demain devienne vraiment un autre jour : revenir à l’essentiel par la chaleur et l’innocence des larmes de notre enfance. Car, à la vérité, les cœurs de pierre n’existent pas. Puisqu’il y a l’amour que nous avons reçu du ciel et des jeunes filles en fleurs.
              
          Et si l’amour n’était pas précaire ?
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8 juin 2009 1 08 /06 /juin /2009 12:43

               Quoi de plus fragile aujourd’hui que la notion de « cité », au sens fort de la « polis » grecque ! Et que peut signifier la citoyenneté dans les tourbillons de la mondialisation ? Peut-on se sentir citoyen d’une cité, d’une société humaine donnée, en sachant qu’elle n’existe que parmi d’autres, et dans un horizon désormais planétaire ? En sachant que nous appartenons diversement à des « communautés » qui sont autant économiques et culturelles que politiques, et qui ne se recoupent pas forcément ? La citoyenneté que nous cherchons tient pourtant d’abord à la faculté précieuse de dire « nous ». Mais qui peut dire « nous » ? Peut-être ceux qui ont le civisme assez solide pour envisager de demeurer de vrais citoyens en dépit du sentiment que la cité se défait, ou pour envisager à rebours que les institutions de la cité doivent demeurer sauves, en dépit de la faiblesse et de la défection des citoyens. En ce sens, la société ne tient encore que par le civisme discret de tout ceux qui ont refusé de céder à la panique et au pillage du « chacun pour soi ». On est citoyen en éprouvant non seulement une responsabilité de ce qu’il y a de vulnérable chez les plus faibles d’entre nous, mais de ce qu’il y a de fragile dans nos institutions. Nul ne peut être citoyen tout seul, mais il arrive ainsi que l’on soit citoyen en l’absence de cité, citoyen d’une cité déjà effondrée, ou d’une cité encore absente.


            Mais il y a un paradoxe civique. On peut entendre le civisme comme ce qui oriente de l’intérieur les grandes options juridiques et politiques de notre société, pour y apporter notre voix, notre approbation, notre participation. On peut entendre aussi parfois le civisme comme une attitude morale qui résiste de l’extérieur aux abus, aux injustices et aux humiliations de nos sociétés, et au dévoiement de nos institutions quand celles-ci exercent un pouvoir sans contre-pouvoir. La citoyenneté vigilante peut alors aller jusqu’à prendre la forme de l’objection de conscience. La première attitude est le cœur du civisme, et si nous ne voulons pas nous laisser submerger par une forme de société apolitique, où les lois seraient moulées dans des dispositifs purement techniques de surveillance et de contrôle : il ne peut y avoir de citoyenneté que dans une société où les règles demeurent morales et politiques, j’entends fragiles, susceptibles d’être transgressées, sous la seule protection des citoyens. Mais d’un autre côté, si la rationalisation de l’Etat et la démocratisation ont longtemps convergé, et de l’intérieur le contrôle démocratique augmentait, désormais ils semblent diverger : un Etat rationnel n’est plus forcément démocratique, et c’est de l’extérieur qu’il faut des tiers vigilants, des citoyens compétents et courageux.


           Puis-je soulever une troisième question, d’autant plus sensible que la citoyenneté se trouve empêtrée dans des contradictions et des conflits entre des échelles différentes, locale, nationale, européenne, planétaire ? Il peut y avoir conflit entre des formes de citoyenneté politique classique, de civisme institutionnel supra-national, de civisme économique face aux divers capitalismes en concurrence (avec les formes de société et de culture qui y sont arrimées), sans parler de la citoyenneté écologique qui me semble aujourd’hui devoir être prioritaire. Or le civisme consiste ici à équilibrer les sphères les unes par les autres. Il ne faudrait pas, par exemple, que la hantise parfois excessive de la pauvreté nous rende tellement sensibles à l’injustice sociale et économique, à l’ « exploitation », que nous oublions les ravages de la force et de l’ « oppression » proprement politique, où l’on se trouve démuni du sentiment même de pouvoir être citoyen ; et peut-être pire encore aujourd’hui, le désastre de cette « aliénation » culturelle par laquelle des cultures vivantes sont séduites et vidées de leur substance vive. La citoyenneté ne se bat d’ailleurs pas seulement contre les injustices, mais contre les humiliations qui rongent plus profondément encore la société : l’humiliation d’être inutile et inemployable, l’humiliation d’être soumis sans avoir rien à dire ni à faire, l’humiliation de n’avoir plus aucune foi en rien. Etre citoyen, c’est détester cette triple-humiliation, et tout faire pour en rompre le maléfice.

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14 mai 2009 4 14 /05 /mai /2009 14:58
          Dans l’enthousiasme de 1989 et de la chute du mur est-ouest, souvenez-vous, nombreux sont ceux qui voyaient déjà l’abolition des frontières dans le triomphe de la liberté ! Et après tout, vu d’ici, ce discours peut encore pavoiser : n’importe quel occidental moyennement fortuné peut aller n’importe où dans le monde, sans trop de limites. Mais dans le même temps, vues d’ailleurs, nos démocraties développées semblent des forteresses de plus en plus inaccessibles. Le mythe libéral du dépérissement des frontières semble n’être plus qu’un paravent pour les nouvelles frontières qui se durcissent, plus terribles que jadis. Que se passe-t-il ?

          C’est d’abord toute l’histoire de l’idée de « frontière » qu’il faudrait reprendre. La Révolution française avait fait de la frontière territoriale linéaire un modèle d’une grande simplicité, qu’elle a exporté avec succès. Les forces de séparation étant plus actives que celles d’unification, la logique de la frontière nationale tend vers une balkanisation de la planète, et risque de couler tous les conflits dans ce modèle nationaliste. Mais un autre modèle, disons plus « océanique » et plus libéral, au nom d’une appartenance plus radicale, d’un rapport à Dieu seul sans intermédiaires, de la liberté des idées ou du marché, a grandi en contrepoint de cet Etat-Nation exclusif d’un territoire. Ici, les frontières sont perçues comme des résidus arbitraires d’un âge féodal, et les communautés closes sur leur territoire doivent faire place à des libres-réseaux. C’est l’âge de l’internet et des nouvelles mafia.

          Ce qui a fait la force de ce second modèle, récemment, c’est qu’après Hiroshima et le 11 septembre, il n’y a plus de distinction entre le front et l’arrière : le paysage de la guerre bascule, puisque tout point peut devenir le front extrême. Nos démocraties, même quand elles s’imaginent leurs guerres comme de simples opérations de police pour le bien général, savent bien que virtuellement rien n’échappe à la guerre. Pourquoi donc cette réapparition de nouveaux murs ? Comme si les forces de l’échange, du décloisonnement, et celles qui interposent des cloisons, des protections contre les échanges, étaient concomitantes. Et comme s’il y avait deux sortes de guerres : pour abattre les frontières et faire passer les gens, les choses et les idées ; ou à l’inverse pour établir des frontières, empêcher de passer, et refaire des différences.

          Le second point qu’il nous faut comprendre et sentir, contre l’image gentillette de nos sociétés riches et humanitaires, c’est combien nos démocraties sont dures, et impitoyables : elles sont armées et capables de guerres ravageuses, ne serait-ce que pour leur ravitaillement — et les motifs de ces guerres d’approvisionnement, en pétrole ou autre, pourraient apparaître de plus en plus brutalement au grand jour dans les décennies qui viennent. Là aussi l’histoire marque une sorte d’inversion, qui n’est peut-être pas sans lien avec l’histoire de la frontière. Les sociétés anti-totalitaires de l’occident démocratique se sont constituées pour détruire les systèmes totalitaires, dont Hannah Arendt a montré la structure en oignon : pour l’extérieur chaque enveloppe est relativement douce et attractive, mais la face intérieure est dure et impitoyable. Ainsi les corporations, le parti, et les différents cercles des élites et des polices ont à chaque fois une façade pour l’extérieur et une face interne, jusqu’au vide central où se tient le chef.

          On se demande si nos démocraties développées, sans s’en apercevoir, n’ont pas adopté la structure inverse. Les faces intérieures de notre oignon sont douces, enveloppantes et démocratiques, et laissent librement passer tout ce qui vient du centre ; mais les faces extérieures sont dures et ne laissent passer que ce qui nous est utile. Vu d’ici en effet et pour les citoyens des démocraties centrales, le monde est ouvert. Mais vu d’ailleurs les murs sont de plus en plus hauts et inaccessibles. Nous bénéficions ainsi à la fois des grandes libertés océaniques du libre échange et des grandes protections des lignes successives de fortifications qui empêchent notre invasion. Nos douces sociétés peuvent être dures, et contrairement à l’image répandue, nous sommes prêts à tout pour défendre nos libertés de choix — ce que nos dirigeants appellent sans ambages notre « mode de vie ».

          Mais il y a plus grave, c’est que nous sous-traitons notre propre dureté et nos frontières. Celles-ci ne sont plus des lignes mais des bandes, des bourrelets plutôt, des zones tampons. Et plus généralement nos sociétés riches, libres et démocratiques, s’entourent d’Etats moins démocratiques lui servant de ceinture de sécurité par rapport au reste du monde, pour empêcher les flux migratoires massifs, réprimer les troubles, etc. Nous avons ainsi besoin, à la périphérie, d’une ceinture d’Etats comme la Turquie, le Maroc, mais peut-être aussi Israël et tant d’autres de plus en plus de part le monde, qui doivent rester simultanément dedans et dehors, avec des régimes à la fois démocratiques et policiers, ou bien économiquement libéraux mais politiquement autoritaires. Au delà du cynisme de notre façon de les instrumentaliser, c’est de ces pays frontières que viendront les menaces de demain, car le jour où ils se retourneront contre nous, la fracture sera terrible.

          Je ne voudrais pas pour autant jeter l’opprobre sur nos démocraties, mais seulement les réveiller à leur vocation. L’Europe, cahin-caha, est en train de bricoler une sortie du nationalisme par l’institution de compromis qui tissent entre les Etats une densité d’obligations mutuelles telle qu’ils inventent une sorte de frontière interne — avec des généalogies, des alliances, des appartenances et des attachements multiples, qui fera la solidité de l’ensemble. Ce profond pluralisme, non seulement culturel mais politique et peut-être un jour économique, autour de principes communs qui empêcheront les sphères de pouvoir (non seulement exécutif ou judiciaire, mais médiatique ou économique) de tomber entièrement sous la coupe les unes des autres, indique à quel point nos démocraties doivent modestement se remettre au travail. En cherchant à exprimer les différends et le conflits les plus profonds, elle peuvent réinventer de nouvelles formes du lien social.

          L’humanité ne peut vivre sans frontières, sans différence entre un ici et un ailleurs, entre un dedans et un dehors. Mais elle ne peut vivre sans échanges. C’est de ce rééquilibrage délicat que nous avons besoin.
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5 mai 2009 2 05 /05 /mai /2009 19:21
J’ai dans la tête un morceau de Schubert : « la jeune fille et la mort ». Et je repense à ces moments passés à espérer autre chose que la misère pour mes semblables et moi-même. Et pour toutes ces jeunes filles en fleur que j’ai connues, croisées, aimées. Parfois dans le malheur. Mais malgré les risques de chagrins inéluctables, parfois l’espace d’un jour, parfois l’espace d’une seconde, j’abandonnais tous mes rêves de grandeur pour l’insouciance d’une journée passée sous le soleil immense de la langueur. Depuis, ma faiblesse a fait que je n’y ai pas changé grand-chose, et que je reste inapte au bonheur. Je ne puis donc rien regretter – tout autant de mes égarements que de mes échecs. Mais ceux des autres, leurs malheurs et leurs douleurs, puis-je les ignorer ? Non.

          Alors il me vient cette idée de me battre. Me battre contre l’ignominie, contre tout ce nazisme ambiant, tout ces tocards qui nous gouvernent et nous commandent. Ces tocards qui nous commandent : chacun peut en faire chaque jour le tour. Mais constamment ? Est-ce réellement tenable de se laisser mourir pour la paix du bourgeois bienveillant ? Faut-il appeler au crime ? Faut que celui qui reste notre prochain, malgré le fait qu’on l’exècre, meure de notre envie de faire justice pour les innocents dans l’incapacité de se défendre ? Ou bien faut-il se tuer soi-même ? C’est ici, toujours, notre extrémisme qui empêche notre folie. Puisque ce que j’écris là je ne puis décemment l’écrire sans me justifier, sans que la violence des mots ne me soit encore reprochée, sans que l’on me condamne pour homicide envers moi-même. Ou pour incitation au suicide collectif. Aucun jour pourtant ne se fait sans ce que j’appel la belle démonstration de l’homme en blanc, mon curé de campagne favoris : « tu te dois, gamin, de mourir à toi-même, mais non point vouloir que l’on te tue par désespoir ou par folie d’aimer ! ». La belle démonstration que déjà l’on opposait à Goethe dans ces « souffrances du jeune Werther ». Comme à chaque époque, en 1774, il ne faisait pas bon vouloir mourir, ne serait-ce que d’amour. Ou simplement, à force de misère visible, vouloir sauver celui qui reste encore un temps.

          Ce soir j’ai réuni tout mes restes d’espoir : ils sont proches du néant. J’aurais décidément tout vu : je marchais tranquillement sur le port de Marseille lorsque j’ai soudain réalisé que la connerie me suivait partout. Au point qu’il m’était impossible de croire qu’elle pu émaner d’autre part que de moi-même. Stupeur ! Je suis un bel imbécile, complet, bien reluisant. Il n’est d’autre possibilité.

          Mais faisons tout de même le tour des choses : il se trouve désormais sur le marché des chats génétiquement modifiés qui ne provoquent pas d’allergies et qui pour cela sont vendus deux milles cinq cents euros. Nous ne parlons jamais de la Chine. L’Amérique continue de faire rêver. Les anglais vote Tony Blair. Nous votons Chirac lorsque nous ne votons pas Le Pen. On vend des bombes au Pakistan. L’Afrique s’anéanti chaque jours un peu plus sous le poids de l’impérialisme. Kadhafi parade. On voudrait nous faire croire que Yasser Arafat n’est mort que d’une cirrhose. La paix du monde ne sera jamais réalisable. On nous soutient que nous avons bien raison de ne plus laisser traîner les trisomiques dans la rue. On se moque de l’antarctique et de sa fonte inéluctable. Des femmes meurent encore, ici comme ailleurs, de violence conjugale. On massacre les tigres. Des enfants meurent sous les bombes de la folie de Donald Rumsfeld. J’ai faim. On m’emmerde.

          Nous n’irons plus au bois : les lauriers sont coupés.
          On nous prend pour des cons.
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17 avril 2009 5 17 /04 /avril /2009 18:24

          C’est une des choses amusantes dans les déclarations publiques qui apparaissent çà et là depuis quelques années que l’usage qui y est fait du remords et de la repentance. Nous nous repentons pour avoir détruit Carthage, réduit en esclavage une cité aztèque, massacré 3000 huguenots lors de la Saint Barthélémy, ou chassé d’Irlande par la misère un ou deux millions de catholiques. Chacun aura d’ailleurs à l’esprit les exemples de sa préférence, car de telles « politiques de la mémoire » peuvent être le fait des États qui veillent jalousement sur leur légende officielle, mais aussi des Églises, bientôt des partis, et de n’importe quelle communauté historique ayant à survivre au traumatisme fondamental de la génération. Avec le remplacement des générations, en effet, apparaît la nécessité de faire face à l’oubli, et l’obligation de faire mémoire, peut-être d’autant plus que l’on oublie.


          Ce qui est amusant là-dedans, c’est le fait curieux que naguère l’essentiel des politiques par lesquelles nous faisons mémoire (puisque la mémoire collective est une reconstruction après coup) tournait autour des malheurs dont on avait été victimes et des gloires dont on avait été l’acteur. C’était déjà assez drôle, ces protestants français d’aujourd’hui qui se souviennent avec beaucoup de netteté et un brin d’indulgence de l’époque où ils étaient persécutés. Mais aujourd’hui cette figure s’est inversée, et il semble essentiel à une bonne politique de la mémoire (et de la communication) de faire valoir cette gloire en quelque sorte négative d’avoir beaucoup contribué à l’histoire des malheurs subis par d’autres et à l’histoire générale du malheur. Comme si nous ne parvenions plus à faire mémoire de manière crédible autrement. Vous les catholiques, évidemment ; vous avez fait pas mal d’atrocités. Mais voyez, nous les protestants, comme nous sommes horribles : nous avons mis l’Europe à feu et à sang quand vous avez voulu nous chasser d’entre vous, nous avons réduit les États à n’être que des contrats révisables, nos iconoclastes ont tout saccagé, nous avons pris une grande part au désenchantement du monde, nous avons brutalement colonisé par nos utopies le reste du monde, Etats-Unis, Afrique du Sud, Océanie, nous avons partout introduit l’individualisme puritain qui a ruiné les murs, et le capitalisme ne se serait pas déployé sans les profondes modifications liées à notre éthique. Voyez comme nous sommes importants. Mais bien sûr, nous nous en repentons. Nous ne le ferons plus (on aurait du mal !), et nous pouvons aider à ce que cela ne se refasse plus jamais.

          Ce qui est légitime dans ces politiques du remords, c’est qu’elles s’appuient sur une citoyenneté de la mémoire : la mémoire commune n’est pas l’addition ni la transmission continue de mémoires personnelles ; mais le geste politique par lequel nous nous déplaçons pour aller prendre notre part de la charge de malheurs passés comme de l’honneur des bonheurs passés. D’autant que tout n’est pas passé, que les menaces et les promesses peuvent être rouvertes par les chagrins et les joies actuelles. Mais ce qui échappe à ces politiques du remords, c’est le petit ébranlement que devrait donner le sentiment du ridicule. Qui suis-je pour me donner l’importance de tout ce passé ? Est-ce bien « nous » qui avons fait tout cela ? Si je manifeste un tel remords pour quelque chose que je n’ai personnellement pas fait, que je n’aurais pas pu faire, est-ce que cela ne finit pas par nous anesthésier par rapport au malheur qui vient, et auquel, sous la forme d’autres responsabilités collectives qui ne savent pas encore dire « nous », nous continuons de tout notre aveuglement ? Le remords véritable, loin d’une telle surenchère, nous dispose prudemment à revenir à notre modeste présent pour en tirer ensemble le meilleur parti possible.
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2 avril 2009 4 02 /04 /avril /2009 04:16

          Le pardon est un phénomène aussi archaïque et peu politique que la vengeance, et cependant aussi enraciné dans nos sociétés contemporaines. Ils s’opposent ensemble à cette institution proprement « politique » de la justice, qui interdit de se faire justice soi-même par la vengeance, et qui poursuit le criminel même si la victime a pardonné. Bien sûr on peut dire qu’entre la justice et le pardon il y a une complémentarité dynamique : d’ordinaire on ne peut pardonner que ce qu'on peut punir, et la justice cherche autant à remplacer le pardon pour en prolonger le bienfait qu’à remplacer la vengeance pour en abréger les méfaits. Mais la justice est par définition imposable, alors que le pardon ne l’est pas (celui qui demande pardon ne l’obtient pas forcément, et celui qui le donne peut le voir refusé). En justice on rétribue, on cherche à maintenir une sorte d’équivalence de la peine ; le pardon voudrait sortir de cette logique pour donner de recommencer autrement. La justice introduit un tiers qui sépare les antagonistes, et fait écran à l’émotion, à la pitié et à l’horreur. Au contraire on ne peut pas demander pardon à la place de celui qui a commis le tort, ni pardonner à la place de celui qui l’a subi. La justice arrête la spirale du malheur et vise à faire qu’ « on n’en parle plus », avec pour horizon temporel la prescription, et parfois même une amnistie générale. Alors que le pardon suppose, même si la justice est passée par là, de rompre avec le silence de l’amnésie ou du ressentiment : des années plus tard, il rouvre la possibilité de parler. En effet il déborde l’horizon de la responsabilité juridique et pénale, vers un sens plus vaste à la fois de la responsabilité morale et de la responsabilité politique.


          Or dans la plupart des situations politiques et historiques réelles, on a affaire à des différends où l'on ne s'entend pas même sur le tort, à des faits irréparables et anciens, dont furent coupables ou victimes des générations disparues. On a affaire à des situations où le crime est trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d'autres pour que l'on puisse y discerner les responsabilités pénale, morale, politique. Il n’est pas facile d’introduire un « tiers » qui puisse juger, et qui ne soit pas simplement le tiers institué par la victoire historique des uns sur les autres, ou tout simplement celle des survivants. Ce sont des situations où tout est décalage. Nul n’y peut dire « la pardon est à moi » (qui pourrait dire la vengeance est à moi) et nul ne peut honnêtement demander pardon de ce qu’il n’a pas fait. Qu¹est-ce en effet qui autorise quelqu’un qui n’a pas commis personnellement un tort à s’en repentir publiquement ? Qu’est-ce que ces politiques du remords ? Ne sont-elles pas encore une manière de se donner de l’importance, de se donner le rôle de représentant du passé, de s’approprier ce qui nous échappe ?

          Les conditions politiques du pardon, dans ces situations politiques et historiques particulières, sont donc elles-mêmes très particulières. Le pardon suppose ici l’acte public de « se » déplacer pour prendre sur soi la responsabilité historique de ce que l’on n’a pas personnellement commis (les enfants des coupables ne sont pas à priori coupables), et en exprimer le remords. Il suppose de l’autre côté l’acte de se déplacer pour assumer la représentation de la victime (mais les enfants des victimes sont aussi victimes, autrement). Il s’agit de construire cet anachronisme, d’instituer politiquement cette anomalie, et d’installer publiquement ce double déplacement, d’en établir les conditions de représentativité. Pour cela il faut refuser ensemble de croire que l’on puisse oublier et construire un avenir politique sur des bases aussi fausses ; mais il faut aussi renoncer à croire que l’on peut se souvenir (je ne parle bien sûr donc pas des coupables, des victimes ou des témoins directs, qui relèvent du jugement pénal). On entre dans la responsabilité morale et politique du passé historique, et dans son travail de représentation véritable, en acceptant de déconstruire assez les « mémorables » de la communauté politique que l’on représente, pour les obliger à tenir compte de la possibilité d’autres mémoires, d’autres histoires, et de la nécessité pour ces différents mémorables de cohabiter dans le même espace public. C’est tout ce que l’on peut demander aux hommes politiques. Mais le travail de mémoire et de deuil, ils ne peuvent le faire à la place de personne.
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30 mars 2009 1 30 /03 /mars /2009 10:35

           André Breton écrivait dans Arcane 17 : "aimer d'abord, il sera toujours temps, ensuite, de s'interroger sur ce qu'on aime". Puis il décrivait la forme unique que  pouvait prendre la réalisation du rêve auquel il aspirait : "seul le mystérieux, l'improbable, l'unique, le confondant et l'indubitable amour". C'est ainsi qu'il parlait du magique instant de la rencontre. C'est ainsi qu'il parlait aussi pour moi du formidable don de Dieu. En particulier de l'une des formes que prend parfois le don de Dieu : du don foudroyant qui entre, presque avec violence parfois, au plus profond de nos fausses tranquillités et de notre assurance pleine d'orgueil. Un don qui sans cesse peut renommer l'Amour et peut le voir de nouveau paraître évident, incontournable, inévitable même. Ainsi, que le surréalisme nous soit contemporain ou non, on sait qu'il est de fort bon ton de ne plus croire en rien et que toutes les idéologies se meurent. Aimer l'Amour à mort est une folie, aimer l'Amour tout simplement est imbécile : voilà ce que l'on entend, voila ce sur quoi tout est sensé se fonder, se construire. Pourtant je suis certain que nous sommes nombreux qui n'abandonnerons jamais les rêves d'idéal à la chienlit matérialiste et pragmatique. C'est un choix.
         
          Car on parle aussi peu de la folie de l'Évangile qu'on parle peu de sa sagesse. Pourtant, il porte en lui tout autant le pouvoir de dire Non que celui de dire Oui. Et je suis toujours étonné du peu de foi que nous avons en la réalité palpable de l'Évangile hors les frontières de nos Églises. Alors je m'amuse parfois à parler du nihilisme de l'Évangile à de jeunes étudiants en Philosophie ou en Histoire totalement athées. Et je suis toujours saisi de l'intérêt qu'ils portent à la Théologie, des questions qu'ils posent, nombreuses, intelligentes et dénoué de tout manichéisme. J'entends par nihilisme de l'Évangile, la capacité de rupture qu'il porte en lui de par la forme même qu'il donne à la Sagesse, et qui lui est propre. Qui le caractérise, même. Je dis comment le miracle est rupture avec une vision linéaire du Temps, ou avec la logique, la folie, ou la souffrance intérieur due aux remords. Je dis la douleur et l'orgueil qu'un trop faible amour de soi provoque, et je dis le miracle de la douceur de l'Évangile qui chaque jour nous est donnée. Je dis le miracle du pardon, comment il est rupture dans la haine, comment il est re-naissance ou re-connaissance donnée à chacun, à tous. Je dis le miracle simple et proche de nous, toujours présent, maintenant.
          
          En effet, les Hommes s'aiment autant qu'ils se haïssent. Peut-être même plus encore qu'ils se haïssent. Et à défaut de miracle, n'y a-t-il pas là mystère ? Je dis comment rien n'est écrit, et comment l'Évangile instaure le doute dans une société de certitude assassine. Et je cite cet Évangile : "Où est-il le raisonneur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ?" ou encore : "pleurez avec qui pleure, soyez dans la joie avec qui est dans la joie" ou bien encore : "petit enfant, que personne ne vous égare ; celui qui pratique la justice est juste comme celui-là est juste". Souvent, c'est la surprise qui est au rendez-vous. Des phrases simples et belles, qui même si elles sont parfois sorties de leur contexte littéraire, ne sorte pas du contexte de l'échange verbal en cours à ce moment là. En réalité, c'est la capacité extraordinaire qu'à l'Évangile de surprendre les plus jeunes de nos contemporains qui me surprend le plus souvent moi-même à l'heure où, soi-disant, ceux-ci n'ont que faire du religieux.
         
          Alors nous devons dire comment nous voulons croire en l'impossible. Et comment nous ne voulons croire qu'en l'impossible. Car c'est bien lui, cet impossible, qui est la seule alternative au violent pragmatisme des faux sages qui pullulent. Mais les faux sages, par leur méconnaissance ou l'arrogance qui les ronge, oublient que l'Évangile est source inépuisable de rêves immodérés, démesurés. Il ne faut pas sous-estimer ou avoir peur de cela si l'on veut répondre efficacement au désarroi des plus jeunes. Si nous voulons ne pas esquiver nos responsabilités. Et Pour cela il nous faut leur donner, leur offrir à en brûler soi-même si nécessaire, la parole d'Évangile comme affirmant ces interrogations communes à tous. Ainsi nous leur donnons ce que nous possédons de plus beau. Nous leur offrons le doute qui fait que nous croyons, nous mettons en commun nos désarrois et les leurs. En disant l'ignorance qui fonde notre foi, nous leur disons ce "voile d'ignorance" que nous voulons voir rester comme une assurance de liberté. C'est alors que l'ombre, derrière ce "voile d'ignorance", montre l'incroyable, l'incompréhensible douceur et réconfort qu'apporte la prière silencieuse de l'attente. Et que l'on voit comment partant du nihilisme évangélique, apparaît soudain toute l'évidence de sa sagesse. Et si du désarroi commun peut naître la prière, il peut émerger aussi des rêves d'impossible.

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30 mars 2009 1 30 /03 /mars /2009 08:03
Olivier Abel est membre du conseil consultatif national d'éthique. Il est professeur à l'institut protestant de théologie de Paris.



1.
     
La dernière chance
 
          Nous devons partir de l’écart que nous éprouvons entre l’agenda technique et les interrogations éthiques. Cet écart, pointé déjà par Rousseau qui opposait les progrès rapides des sciences et la stagnation sinon la régression des mœurs, me semble pouvoir être éprouvé dans cette expérience quotidienne, que nous ne sentons pas ce que nous faisons. Cette insensibilité, ce déficit d’imagination, qui ont rendu possibles Eichmann et Hiroshima, sont, si je puis dire, devenus notre condition ordinaire. C’est pourquoi je voudrais tenter ici de placer la gamme des questions entre un pôle technique et presque physique, celui de l’épuisement des ressources, des déséquilibres climatiques, des évolutions technologiques, que déterminent des accidents et des catastrophes plus ou moins acceptables, et un pôle éthique et politique, celui qui nous fait voir des injustices plus ou moins acceptables, génératrices d’envies, de guerres, de famines, mais aussi de bouleversements dans nos modes de vie. Le combat contre les maux naturels ne doit pas faire négliger celui contre les injustices sociales, et réciproquement : nous ne devons lâcher aucun de ces bouts. Et plutôt que d’opposer dogmatiquement les contraintes écologiques et les contraintes sociales, nous devons les composer. Comment faire pour que les catastrophes brutales, discontinues, synchroniques en quelque sorte, ne fassent pas oublier les catastrophes lentes, continues, diachroniques ? Comment faire pour que les solutions techniques à l’épuisement des ressources ou à l’émission de gaz à effet de serre ne conduisent pas à des guerres et des injustices pires ? Comment faire, à l’occasion de ces défis, une société plus juste, où les plus désavantagés ne soient pas sacrifiés sur tous les tableaux, humiliés, condamnés sans espoir à l’agressivité envers les autres et eux-mêmes, et rendent illusoire la généralisation des progrès scientifiques.

          Car visiblement les gens ne savent pas encore, ne réalisent pas bien ce qui se prépare, et combien tôt ou tard nos formes de vie vont changer. Et d’abord, car ce sera le point de départ de notre réflexion, la rigolade du pétrole bon marché, c’est vraiment fini, c’est définitivement fini. On peut se rassurer en ergotant sur les jeux de l’offre et de la demande : la courbe du développement mondial est en train de croiser celle de l’épuisement des ressources, qui est inflexible et ne dépend pas du marché. Depuis longtemps la vérité des prix du pétrole était cachée : le pétrole est extrêmement rare et précieux, à l’échelle géologique. Et nous vivions au dessus de nos moyens, au détriment des générations futures qui nous accuseront d’avoir pillé des trésors et manqué cette lucarne. L’humanité avait une petite chance. Qu’avons nous fait de tous les moyens que nous avions, de ces cent années de croissance vertigineuse ? Oui : il nous faudra un jour le reconnaître, nous avons manqué l’occasion de mettre à profit la formidable avancée technique et scientifique apportée par la civilisation moderne, pour passer le palier, et faire de ce qui semblait jusque là un plafond un plancher, une base commune pour l’humanité. Notre civilisation semble arriver au bout de sa courbe sans avoir su laisser place à la naissance d’une autre. Qu’ils sont puérils, tous ces gens habitués à bien manger, à prendre l’avion pour aller en vacances n’importe où, à voir aussitôt renouvelé tout ce qui est vieux ou abîmé, à croire que tout cela est un droit, un acquis, et que de toutes façons ça progresse. Et jusque dans l’usage de l’eau, ce besoin d’être toujours propre sur soi, nous avons pris de sales habitudes. Or ces plis pris par les corps et les mœurs sont plus lourds, plus difficiles à changer que nos installations techniques. Nous arrivons à la lisière de la grande époque du pétrole facile. Nous n’en avons rien fait, et n’avons pas préparé l’après : quand on regarde de près, il n’y a rien qui puisse s’y substituer à l’échelle des besoins mondiaux — je ne parle pas de cités-états régnant sur des territoires militarisés et soigneusement clos. Que faire maintenant pour profiter de l’énergie qui nous reste, du mouvement dont nous disposons encore, pour amorcer les virages nécessaires ? Comment faire pour retrouver ce minimum de confiance en nous sans laquelle nous n’oserons rien faire ?
 
 
2.      L’ordre des problèmes
 
          Rappelons ainsi pour mémoire l’ordre des problèmes et des limites que nous rencontrons (à vrai dire la syntaxe dans l’ordre de ces problèmes fait partie du problème et de sa discussion). Je n’en résumerai ici que les grandes lignes.
         
          Le premier problème, sous la figure du pétrole, est celui de l’épuisement des ressources en hydrocarbures, où le carbone est stocké dans les végétaux fossiles sous forme de chaînes organiques très différenciées, et qui forment la base de notre chimie. Or ces stocks, à l’échelle géologique sont extrêmement limités, et l’objet d’un déstockage massif : en quelques dizaines d’années, l’humanité aura dépensé un trésor accumulé pendant des millions d’années, et l’aura dépensé sous forme de carburant, alors que le pétrole aurait des usages beaucoup plus précieux — il faudrait ici faire l’éloge du plastique. A cet égard, nous devons mesurer la prégnance de la voiture, non seulement sur notre économie mais sur notre imaginaire de la vie heureuse. Nous sommes drogués au déplacement et ne savons plus être là où nous sommes. Les flots de touristes qui prennent l’avion sont à l’évidence une dépense somptueuse, au-dessus des « moyens » de l’humanité. Et cette inéluctable inversion de la courbe des prix du pétrole déterminera d’ici une vingtaine d’années (c’est-à-dire tout de suite) une modification bouleversante de nos économies. C’est notre limite énergétique.

          Mais cette première limite sera, semble-t-il, retardée par le renouveau d’autres formes de carbone, le gaz, et la liquéfaction du charbon qui deviendra tôt ou tard compétitive. C’est pourquoi nous rencontrons un second problème, peut-être plus urgent encore : c’est que l’émission des gaz à effets de serre, dépassant la fixation des puits de carbone dans la végétation, commence à produire des déséquilibres climatiques aux incidences non seulement humaines, mais techno-économiques très lourdes. Sans aller jusqu’à l’inversion du gulf-stream, sans même parler de l’évacuation de zones urbaines surpeuplées et trop proches du niveau actuel des mers, la seule modification de l’agriculture et des besoins en eau peuvent mettre à genoux un capitalisme mondial qui se croit un peu trop « hors-sol ». Si l’on additionne, ce qui est le plus probable, les deux phénomènes des changements climatiques et du renchérissement de la facture énergétique et des transports, nous sommes dans un scénario d’effondrement du tourisme et de la mondialisation, et donc du capitalisme (en tout cas tel que nous le connaissons) ; la démondialisation, la relocalisation, une certaine décroissance vont frapper de plein fouet non seulement les grandes entreprises délocalisées, mais les entités politiques vastes comme l'Europe, et les communications routières. Car nos villes et nos campagnes, façonnées par la voiture, vont se montrer bien souvent inadaptées. C’est notre limite écologique.

          Cependant cette seconde limite, à certains égards plus terriblement proche que la première, peut encore être rattrapée par un troisième problème, plus probable encore, plus urgent si c’est possible. Ce n’est pas seulement de la croissance brute de la population mondiale qu’il s’agit mais de la croissance de la part de cette population qui entre dans la logique de la croissance, de la consommation individuelle et du développement. C’est ce qu’on appelle la mondialisation, qui rencontrera tôt ou tard ces deux limites précédentes. Or la mondialisation rencontre déjà une limite terrible : les marchandises et les pollutions n’ont pas de frontières, mais pour empêcher les sociétés pauvres d’envahir les sociétés riches, un mur s’élève, de plus en plus technique et militaire, apolitique. Un mur qui vu de l’intérieur a l’air doux, mais qui de l’extérieur est impitoyable. Pourquoi les sociétés pauvres laisseraient-elles passer marchandises et capitaux, si elles ne peuvent exporter leurs chômeurs ? Et si ces chômeurs sont définitivement enfermés derrière le mur des sociétés riches, ne va-t-on pas droit à ces grandes migrations dans l’au-delà que sont les guerres ? Surtout si, pour produire nos bio-carburants de substitution, nous affamons les pauvres du Sud – pour alimenter un 4x4 pendant une année, il faut affamer un village pendant trois ans. Oui, ce que nous préparons avant même les bouleversements climatiques et la fin du pétrole, mais conjointement à eux, c’est la guerre, une guerre inexpiable, chacun pour soi. C’est notre limite politique.

          D’un côté les gaspillages, rejets et dépenses excessifs, de l’autre la pénurie, la raréfaction des ressources les plus « communes » (l’eau, la terre, les minéraux, la nourriture, la possibilité d’ « habiter » le monde), tout cela tend à des rééquilibrages massifs et catastrophiques.
 
         Certains à ce point jettent leur joker : l’intelligence humaine, un investissement massif dans l’augmentation du niveau collectif de connaissances et dans la recherche de nouvelles sources d’énergie comme de nouvelles « économies de l’énergie », sont capables de riposter à cette déperdition d’énergie et de soutenir une croissance durable et partagée. L’idée est belle et généreuse, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une réforme radicale non seulement des modes d’extraction, de stockage, et de transfert de l’énergie, mais des modes de production, d’organisation et de diffusion des savoirs. Et il serait ridicule qu’après avoir idolâtré la Science et l’avoir portée malgré elle au rang de religion collective, on en vienne à idolâtrer l’Ignorance et négliger la culture scientifique.

          Il y a néanmoins une limite à cet argument. C’est que les sociétés qui pratiquent cet investissement dans la recherche ont tendance à y chercher leur salut « tout seuls ». Si les USA ou la France veulent garder pour eux la maîtrise de leur approvisionnement énergétique, c’est bien avec l’idée que dans quelques décennies la fusion nucléaire, les nanotechnologies ou un bouquet de solutions et d’économies, permettront de sortir victorieusement de l’après-pétrole. Le pari de cette « fuite en avant », c’est que les solutions technologiques sont plus plausibles, plus rapidement généralisables que n’importe quel changement de mode de vie. Ce pari doit être pris au sérieux, car l’argument est solide. Mais avant de rencontrer des obstacles internes, ce pari sur l’investissement dans l’intelligence rencontrera bientôt un obstacle externe : c’est qu’on ne peut pas se sauver tout seul, en laissant une planète foutue. On ne récolte alors que la guerre et le terrorisme, qui sont exactement comme les progrès de l’intelligence scientifique et technique, mais bien plus immédiatement encore : généralisables et imposables à l’adversaire. Peut-être pourtant certains pays ont-ils fait ce choix délibéré : mieux vaut quelques millions, dizaines ou centaines de millions de morts dans le monde, si nous pouvons nous approprier ainsi les ressources qui nous sont indispensables pour nous sauver.
 
 
3.      Ce n’est qu’un éboulement

          Il y a aussi et surtout, à cette hypothèse d’un salut par la recherche technique, un obstacle interne. D’abord, si l’on imagine pouvoir, pour une société donnée, faire la soudure, vers la fin du siècle, entre les dernières réserves de pétrole et les futures ressources énergétiques inépuisables ou renouvelables, il y faut une gouvernance à long terme d’une très grande intelligence et d’une très grande capacité à prendre des décisions durables, mobilisant des sociétés entières qui doivent elles-mêmes se montrer de part en part intelligentes et courageuses ; il n’est pas aisé de changer de moteur en plein vol, cela suppose une coordination d’une efficacité sans faille.

          Ensuite les solutions énergétiques qui devraient permettre, aux sociétés riches qui en ont fait l’option, de faire cette soudure (disons entre 2030 et 2080), sont elles-mêmes passibles d’accidents. Toute invention technique (l’ascenseur, le train, l’avion, Internet, etc.), on le sait, détermine un type d’accident qui lui est spécifique. Aussi encadrée que soit l’énergie nucléaire, il serait simplement un peu bête d’exclure toute possibilité d’accident, surtout sur le très long terme dont il s’agit ici. L’idée qu’il y aura toujours une solution technique à un problème soulevé par un progrès technique est elle-même un de ces mythes ultra-modernes qui exigent notre entière crédulité – une crédulité, par parenthèse, qui colle mal avec l’intelligence précédemment supposée.

          Il semble donc que cette solution, et plus généralement l’édifice entier de nos sociétés complexes, forment des constructions d’une très grande instabilité, tant technique que psychique. Plus il y a interdépendance et complexité technique, et plus un accident ou un attentat peut avoir de conséquences en désastreuses chaînes. Mais de l’autre côté nos sociétés techniciennes supposent une intelligence, une intégration cognitive et morale, à la hauteur de leur complexité, et cette souplesse psychique est épuisante. Je crains que nos sociétés n’aient déjà dépassé leur seuil d’incompétence, où toute intelligence supplémentaire se transforme en possibilité de bêtise supplémentaire !

          C’est en ce sens que l’éboulement est proche. Il est même déjà là. Ce n’est qu’un éboulement, mais il est général Qu’est-ce qu’un éboulement ? c’est l’affaissement d’une éminence instable. Nous continuons à bâtir vers le ciel les tours orgueilleuses de notre civilisation, sans nous apercevoir qu’elles s’écroulent déjà sous leur propre poids. Je ne parle évidemment pas ici de nos buildings, mais de nos institutions et de tous les édifices de notre intelligence. Les humains n’en peuvent plus de devoir être toujours intelligents, toujours à la hauteur, de devoir vivre si loin de leurs pieds ! Il y a des limites à l’intelligence humaine, nous ne sommes pas assez intelligents pour la complexité du système que nous avons mis en route, et dont la conduite, morceaux par morceaux, nous échappe. Nous sommes dépassés mécaniquement par le nombre de connexions et d’informations que nos machines nous proposent gentiment de prendre en compte à chaque bifurcation, et que nous ne parvenons plus à traiter ! Oh ! combien nous avons cru à l’intelligence ! Combien nous avons cru au progrès, à l’irréversibilité des acquis, à l’amélioration progressive de nos compétences ! Ce que nous pensions être les grosses parenthèses absurdes des guerres mondiales et des totalitarismes aurait pourtant dû nous être un premier avertissement. Nous avons cru pouvoir refaire la Renaissance, achever la Réforme des monothéismes, reprendre la patiente édification des Lumières interrompues. Mais c’était sans compter avec la patience supérieure de l’éboulis. L’éboulement survient quand on a trop voulu mettre ensemble ce qui ne tient pas ensemble, ni par les lois de la mécanique, ni par celles du psychique. Contrairement à ce qu’on croit, les problèmes ne sont jamais résolus ; mais en s’entassant ils s’éboulent parfois et les éboulements de problèmes forment de nouveaux problèmes qui font oublier les anciens.

          Mais justement, ce n’est pas l’Apocalypse qui nous attend. Parce que ce n’est pas la fin du monde, mais seulement un éboulement de notre monde, nous devons nous mettre en capacité d’abréger le temps du chaos, d’accompagner le mouvement non seulement de déconstruction mais d’éboulis, et d’adoucir autant que possible les souffrances. Je ne veux pas dire par là qu’après avoir mis toute notre confiance dans la connaissance et son progrès, nous devons mettre tout notre cœur dans la consolation. D’abord la recherche scientifique reste une priorité, et le désir de connaître et de partager ce que l’on sait l’un des motifs qui suscitent notre confiance en l’humanité. Et puis nous mourrons de la séparation entre une connaissance sans sagesse, et une consolation ignare. Au contraire, si l’on veut aller loin dans la connaissance, y investir massivement, il faut aussi aller loin dans le travail de la sagesse. Les deux versants se retiennent et s’entretiennent bien plus que nous ne l’imaginons.
 
 
4.      Démythologiser la croissance

          Ce qui nous empêche cependant d’envisager frontalement cet éboulement, sans céder à la panique, c’est un mythe d’une grande puissance – que dis-je, un mythe : une théologie, dont les grands prêtres crient au sacrilège dès qu’on ose toucher à leur idole. C’est le mythe de la croissance qu’il nous faut déconstruire, démythologiser, défaire de toutes les rationalisations secondaires qui sont venues s’y ajouter. L’optimisme technique du mythe qu’il y aura toujours une solution, tout autant que le pessimisme apocalyptique qui estime notre monde déjà foutu, épuisé, irrémédiablement pollué et condamné à la guerre, ne sont l’un et l’autre que des variables de ce mythe plus radical de la croissance et du développement, qui ne cesse de réaménager à son profit notre planète, nos sociétés, nos corps et nos idées. Sous une forme sécularisée ou pas, nous avons affaire à une « gnose », à une religion qui prône le salut par la connaissance, la connaissance étant précisément entendue ici comme ce qui nous sauve, ce qui nous permet d’échapper à un monde foutu, un monde abandonné au mal. L’exode extra-terrestre en est le projet, la sortie d’une condition humaine captive d’être née et mortelle, la tentative de nous reconditionner, de nous re-donner nos conditions. Au coeur de notre conception de la croissance, il y a cette complexification d’une intelligence « libérée » du corps et de la condition terrestre. Or la Réforme n’est pas pour rien dans les circonstances de cette « gnose » inhumaine — et déjà inhumaine pour une partie de l’humanité qui aujourd’hui ne lui sert plus à rien.

          Jadis, notre petite terre était comme baignée dans une totalité vivante. La mort alors, destin humain par excellence, était l’énigme et ce qu’il fallait expliquer. La révolution des temps modernes, dont la Réforme est un aspect théologique décisif, replace notre petit monde au milieu d’un univers inerte et soumis à l’entropie, à la dégradation de l’énergie : l’énigme alors devient cet îlot inverse de vie et d’intelligence, de complexification et de « négentropie », que nous constituons. Ainsi, l’énergie que nous recevons du soleil, soit directement, soit par divers procédés plus ou moins complexes, à notre tour nous la différons et la stockons dans des circuits d’échanges de plus en plus complexes. L’énergie sert ainsi à la croissance, qui signifie augmentation et complexification – soit le contraire de la dégradation entropique. L’histoire de la planète Terre, placée sous le signe de la Vie, de l’Homme, de l’Esprit, c’est l’histoire de la croissance. L’entropie est notre religion, je veux dire notre panique : nous avons une trouille superstitieuse de la décroissance ou du déclin dans lesquels nous voyons la force de la mort et de l’inerte qui s’emparent du vif. Et nous idolâtrons la jeunesse, l’énergie, la force de grandir. La cité thermodynamique et son développement, voilà notre Projet. La croissance est notre mythe moteur, et pour le moment nous n’en avons pas d’autre. Quand bien même nous n’y croirions plus, nous ne saurions pas par quoi le remplacer.

          Comme l’observe Georges Bataille dans La notion de dépense, aucun organisme ni société ne peut croître sans fin. Dès que la croissance a rencontré sa limite, son optimum, il y a une obligation de donner, de dépenser les surplus. Sinon on a ce que Kant appelle des expansions imaginaires, suivies bien vite par des effondrements plus ou moins catastrophiques. En affirmant la transcendance, la Réforme, radicalisant la logique monothéiste, a profondément bouleversé ce paradigme de l’équilibre plus ou moins différé des ressources et des dépenses, en introduisant l’idée d’une « accumulation en vue de la croissance » — pour reprendre les termes de Bataille dans sa Théorie de la religion. D’où cet activisme et ce productivisme anxieux, qui refuse toute dépense inutile. D’où ces « déstockages » irréguliers et catastrophiques des guerres mondiales et totales qui caractérisent la modernité. D’où cet guerre à la nature et cette indifférence à ses équilibres.

          Cependant, on pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré à l’inverse une certaine sobriété dans l’usage des ressources rares, sinon l’acceptation enthousiaste de taxer dix fois plus la consommation des hydrocarbures — ou bien une autolimitation avec des « permis de déplacement » équitablement répartis. On pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré une certaine propreté dans le rejet des restes inutiles — sinon la réouverture enthousiaste de toutes nos poubelles, où se trouvent parfois nos vrais trésors. On pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré une certaine solidarité, une manière fraternelle de repartager les biens et les charges de notre planète, de redistribuer les connaissances, les devoirs et les plaisirs. Bref, on pourrait imaginer une affirmation de la transcendance qui aurait généré un respect de la pluralité des habitants du monde, et un anthropocentrisme éthique qui place l’humanité comme sujet éthique d’une responsabilité centrale, qui ne se soucie plus d’être sauvée par quelque « gnose », mais capable de se retourner pour sauvegarder et veiller sur la fragilité du monde.

          Mais ces promesses-là de la Réforme n’ont pas été tenues, même si, de Rousseau à Ellul, nombreux sont ceux qui ont protesté contre l’écart grandissant entre les intentions et les résultats. Entendons-nous donc : la Réforme n’est pas gnostique, et le mythe de la croissance et du développement qu’elle portait dans ses flancs, elle avait aussi, et dès le départ, de quoi le critiquer, le déconstruire et le démythologiser. Elle ne l’a pourtant pas fait assez tôt, assez massivement, assez radicalement. Elle n’a pas su assez tôt élargir sa structure de responsabilité à la mesure de l’amplitude, dans l’espace et dans le temps, des effets lointains du nouvel agir humain – un agir étayé par la technique, et qui, pour la première fois de l’histoire humaine, agit sur des « généralités », et non plus seulement sur des choses singulières. Elle n’a pas su assez tôt changer de structure morale, penser à la hauteur des pouvoirs inédits, élargir le sentiment de responsabilité à la hauteur de la puissance nouvelle des humains. Je dis la Réforme, mais je pourrais dire ici la modernité occidentale saisie par un mythe mortel. C’est pourquoi il est si urgent de démythologiser la croissance.
 
 
5.      Poétique du déclin

          Pourquoi les Occidentaux sont-ils si agrippés à la défense de leur « mode de vie », d’abord entendue comme une formidable liberté de déplacement et de choix ? On le voit à l’ensemble de ces propos : même si l’on tient l’hypothèse, hautement improbable, de l’innocuité du « Développement » sur le climat et l’épuisement des ressources, il resterait que le bouleversement des mœurs que plus rien alors ne nous imposerait serait quand même, et de toute façon, désirable et urgent. Non seulement économiquement parce que nous vivons collectivement au-dessus de nos moyens, et que l’obligation de choisir peut nous amener à trier l’inutile et le préférable, et ainsi à « progresser » considérablement sur bien d’autres tableaux. Non seulement politiquement parce que seul un changement draconien dans l’ordre des questions dominantes, peut faire face à l’opinion publique apeurée en lui proposant des objectifs courageux, intelligents et généreux. Mais parce que la « culture » générée par le mythe gnostique de la croissance est une culture malheureuse, qui fait trop de dégâts, et qui ruine peu à peu la confiance en soi de la plupart des individus et des sociétés. Car de quelle croissance, de quel progrès et de quel déclin parlons-nous ? Comme Ricœur l’écrivait en 1951, « une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (...) La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple ». Il n’y a pas que les armes et le commerce, il y a les sports et les lettres, les arts et les sciences, la vie spirituelle et le théâtre politique et urbain, il y a la courtoisie quotidienne et l’inventivité des formes de vie. Pourquoi ne pas investir plus tranquillement dans tout cela, mieux redistribuer ces biens-là, proposer d’autres formes d’accomplissement que la consommation ?

          Il n’est pas de tâche plus impérieuse, plus délicate, aujourd’hui, que de changer nos images de la vie bonne. Or la visée d’une vie bonne, c’est-à-dire non seulement morale mais heureuse et accomplie, avec et pour autrui, dans des institutions justes, forme le fondement, le socle de toute éthique, comme le notait Ricoeur. Changer notre image de la vie bonne, c’est ébranler nos fondements. Or les présuppositions fondamentales de nos orientations éthiques, notre précompréhension du bon et du juste, ne sont pas si aisément accessibles à l’argumentation – toute argumentation se fait « à l’intérieur » d’un champ de présuppositions admises. Seule une poétique peut ébranler l’imaginaire social, et bouleverser assez nos préjugés pour littéralement nous convertir, changer l’orientation générale de nos vies. Les églises sont des vecteurs tout désignés pour ce travail de l’imaginaire commun, et il faudra largement appuyer leurs capacités. Mais les églises elles-mêmes doivent rejoindre toutes les forces et les intellectuels collectifs qui, du côté des sciences et des arts, des techniques et du cinéma, peuvent œuvrer en ce sens.

          Mais comment et jusqu’où modifier nos images de la vie bonne ? Nous devons sortir de cette vision d’ingénieur qui consiste à vouloir absolument changer le monde : il s’agit maintenant de l’interpréter sans trop sans cesse la changer, de l’interpréter à la limite comme le font les lichens, donner une grande variété de formes à partir d’une modification minime ! C’est aussi que nous devons cesser de confondre l’action avec les œuvres. Les œuvres sont parfois magnifiques qui s’inscrivent dans la durée, mais elles ne peuvent rien « sauver ». Les actions par lesquelles nous rendons grâce d’exister, trop fugaces et éphémères pour prétendre sauver quoi que ce soit, ont justement cette grandeur d’être éphémères, de devoir être sans cesse recommencées et réinterprétées. Et puis il faudra mesurer que nous devons passer par une véritable éthique de la perception, et non courir encore une fois droit à l’action. Car il nous faut une éthique de la perception à la hauteur des prolongations techniques de notre agir, élargir le spectre de notre perception de façon à sentir ce que nous faisons – et penser ce que nous pouvons. Oui, c’est aujourd’hui l’une des tâches les plus délicates et les plus urgentes. Le plus délicat ici est de changer les plis de notre sentir et de notre agir, de changer non pas tant nos opinions que nos habitudes – et parfois des habitudes installées depuis longtemps dans nos corps et nos objets quotidiens.

          Mais pourquoi donc enfin changer d’image de la vie bonne ? Tout simplement parce que cette visée du bon, cette image du bonheur, fait du mal. Elle en fait à l’échelle individuelle, elle ne tient pas ses promesses et demande toujours plus de sacrifices. Elle en fait à l’échelle collective, où l’on voit les grandes courbes du progrès s’inverser, comme si au-delà d’un certain seuil l’éducation rendait bête, l’information favorisait la manipulation, la médecine faisait plus de malades qu’elle n’en soignait, la guerre plus de méchants qu’elle n’en tuait, les véhicules plus de paralysie que de mouvements, etc. Cette inversion est aussi celle de nos villes. Longtemps les villes nous ont civilisés, urbanisés, policés. Les villes aujourd’hui, trop grandes, trop étendues et comme droguées au pétrole, n’urbanisent plus rien, au contraire. C’est un des changements les plus lourds qui se préparent que celui d’une structure urbaine et territoriale qui ne suppose pas autant de déplacements superflus (bien des techniques le rendent aujourd’hui possible), et qui permette aux générations successives de prendre place et de réinterpréter l’espace commun.

           
          Plus globalement, cette inversion s’inscrit dans un paradoxe anthropologique naguère pointé par Lévi-Strauss, c’est que « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ». Il y aurait un seuil optimal des échanges, en deçà duquel ils favorisent la diversification et la créativité des cultures, et au-delà duquel il les uniformise et les écrase, et Lévi-Strauss posait ainsi clairement, il y a plus de 50 ans, le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés.L’accélération et la généralisation des échanges, des déplacements et des communications (la mondialisation), sont devenus périlleux pour la pluralité humaine et pour la conversation des cultures, autant que pour la diversité des formes économiques de richesse et des formes d’invention politique représentatives. Dans cette perspective, il est donc urgent de ralentir les échanges, d’établir des discontinuités dans un monde trop interdépendant. Et particulièrement il est important de ne pas laisser à la politique le seul rôle de clôture sécuritaire des frontières et à l’économie seule la fonction de la mondialisation cosmo-politique : il faut introduire une régionalisation et une relocalisation économiques, et un agir politique international et cosmo-politique : c’est aujourd’hui vital ! Si l’on continue à mesurer le bonheur à l’aune du PIB, bien sûr, il nous manquera quelques éléments de comparaison. Mais le vécu, et le tissu narratif capable de faire la part du singulier et de l’incomparable, sait mieux faire le délicat travail de la comparaison, du transfert dans d’autres formes de vie possibles, et c’est là un fleuve qui débordera bientôt les digues de nos mesures économiques étriquées. Ce jour-là est probablement moins loin qu’on ne croit.

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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 00:52

Olivier Abel est membre du conseil consultatif national d'éthique.

          La société française semble apeurée, frileuse, et demande plus de sécurité. Il lui échappe peut-être que nous sommes dans un monde très dangereux, et que nous avons aujourd’hui moins besoin de sécurité que de courage, de capacité quotidienne à payer de notre personne. Je sais que j¹en parle à mon aise, et qu¹il existe des quartiers difficiles, j¹y ai passé moi même mon adolescence, il est vrai en des temps plus cléments. Mais il y a un électorat « rurbain », tranquillement installé dans les pantoufles de ses lotissements protégés, et qui crie au loup : je pense inutile de chercher à le sécuriser davantage.  Gageons d¹ailleurs que si nous envisagions avec plus de courage l¹avenir de nos enfants et celui du monde, nous n¹aurions pas si peur des effets de notre « après moi le déluge » général.
              
          Il y a pire : la société française est profondément chauvine, repliée sur elle-même, hérissée de petits conservatismes, attachée à son statu quo. Le slogan frontiste « la France, aimez la ou quittez la », dévoile involontairement le fond du problème : la France n¹est plus attractive, les expatriés du monde entier préfèrent aller en Allemagne, en Angleterre, ou aux USA. Si notre pays avait été capable d¹accueillir les artistes algériens qui cherchaient refuge, ou d¹attirer bientôt les intellectuels israéliens en exil, quel signe de vitalité ce serait ! L¹apparente question « il y a trop d¹immigrés » n'est que le masque de ressentiment de la question « plus personne ne nous aime, et ceux qui viennent chez nous ne le choisissent pas, ils le font juste de façon utilitaire ». Gageons que si les immigrés optaient pour la France avec enthousiasme, ils y seraient mieux accueillis. Mais comment voulez-vous qu¹ils « nous » aiment si nous ne nous aimons pas nous-mêmes, si nous n¹avons pas le début du commencement d¹un brin de confiance en nous ?
              
          C'est cela que je crains : que les nationalismes qui s'affichent çà et là n'apparaissent que comme des fanatismes, des rictus de confiance en soi, au moment où justement on n'y croit plus et pour pallier à cela. Je ne sais pas bien ce que nous préparons ainsi, mais je sais que la guerre est souvent au détour des chemins de l¹histoire, comme la seule issue parce qu¹on s¹est interdit tout le reste, et que la guerre n'a pas besoin d'ennemis pour organiser sa grande migration dans le néant. Tout ce que nous faisons ressemble à une préparation à la guerre. C¹est pourquoi je pense essentiel, tant qu¹il en est temps, de tenter de réinventer ensemble le politique, entendu comme la seule chose capable d¹entraver la guerre, de formuler les vrais conflits, d¹installer des compromis durables.
              
          Et pour cela, il y a un mot dont je me méfie comme de la peste, et qui doit au moins être pris avec de très grandes précautions : c'est celui de « résistance ». L'abus de ce terme le dévalorise, comme si nous étions toujours dans des situations d'exception où il fallait des actes et des caractères d'exception pour nous en tirer. Dans la bouche de tous ceux qui, bras croisés, dans la posture du spectateur, se contentent de dénoncer les insuffisances de la politique ordinaire et ne lèvent jamais le petit doigt pour soutenir la vie ordinaire des institutions civiles, je trouve cela du faux monnayage, de l'usurpation.
              
          Ce « politisme » est à la politique ce que le moralisme est à la morale, la morale de ceux qui prétendent ne pas faire de morale et se considèrent hors discussion. Ce fut longtemps le discours dit « politicien » de nos très carriéristes gestionnaires de la chose publique. Mais aujourd'hui, voter de façon protestataire et ensuite ne jamais se sentir quotidiennement concerné, politiquement impliqué par les résultats de son choix, manger en toute bonne conscience à tous les râteliers, tel est le carrefour géométrique de l'apolitisme, du consumérisme de gauche comme de droite qui bat aux portes de notre histoire, comme une nouvelle barbarie.

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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 00:46
          Au début du film La dame du vendredi de Howard Hawks (1940), Cary Grant dit qu'à la différence d'autrefois le divorce aujourd’hui ne représente plus rien de durable, seulement quelques mots devant le maire ! L’humour à part, la situation actuelle confirme ce diagnostic de la crise : on multiplie d’autant plus le divorce qu’on le prend de moins en moins au sérieux ! Et la société contemporaine me semble prise au piège de ce que Bergson aurait appelé une dichotomie et une double frénésie. Tantôt le couple est absolutisé, et la filiation est alors négligée ou impensée ; tantôt la filiation est la seule chose qui importe, et le couple est méprisé et tenu dans le plus grand scepticisme. Ce sera ma première perplexité, de tenter de penser un peu plus ce chiasme de la conjugalité et de la filiation, et ce qu’il dévoile de notre condition contemporaine et de la fragilité conjugale.
 
          Dans un deuxième temps je m’attacherai davantage au nœud de la conjugalité proprement dite, au plan non seulement de l’histoire des idées, mais de l’évolution profonde de notre culture et de ses rêves, de ses mythes et de ses grandes orientations éthiques. Car c’est un peu mon hypothèse ici : le mythe occidental de l’amour conjugal est en train de s’effondrer, au moment peut-être où il triomphe dans le monde, comme si plus personne vraiment n’y croyait. Le couple n’est plus qu’une affaire privée, un « projet » parmi d’autres — puisque aussi bien nous sommes dans une société de projets. Et l’évolution récente du divorce le montre également : dans une société qui luttait contre la servitude et l’assujettissement, le divorce était le signe d’une émancipation ; mais dans un monde gangrené par l’exclusion, le divorce augmente le sentiment général de précarité, et voile souvent les conflits sous une façade de consensus. Qu’est donc devenu le mariage librement consenti dont il était la condition ? Ils avaient été inventés ensemble, pour instituer une libre fidélité. On commence à peine à mesurer l’ampleur de la déception.
 
          C’est peut-être qu’on a trop attendu du mariage amoureux, avec lequel Rousseau pensait jeter les bases d’une société nouvelle — de même qu’aujourd’hui nous attendons sans doute trop de la filiation, les frêles épaules de nos enfants devant supporter seules le poids de notre demande de durabilité. Déception ? On attendait l’amour fou, et l’on a le scepticisme, jamais peut-être il n’y a eu autant de solitude résignée. On attendait l’émancipation, et l’on a l’exclusion, le fait que chacun de plus en plus se sente rejeté. On attendait l’égalité, et l’on a toutes sortes de dissymétries, de nouvelles figures insidieuses de la dialectique du maître et de l’esclave. On attendait enfin l’accord, l’harmonie, et l’on a un gâchis formidable, comme si les séparations et les divorces étaient la seule occasion de laisser libre cours à la dépense, à la furie de démolir, à la part maudite de nos sociétés trop rationnelles.
 
1. Le chiasme conjugalité filiation
          Mais commençons par ce grand et terrible mouvement de balancier, par lequel tantôt on subordonne la filiation à la conjugalité, tantôt la conjugalité à la filiation. Ce qui fait la difficulté de l’articulation entre l’ordre en quelque sorte horizontal de la conjugalité et l’ordre plutôt vertical de la filiation, c’est justement qu’il s’agit d’une synthèse de l’hétérogène, d’un compromis entre des logiques, ou des « éthiques », différentes. Disons-en quelques mots, sans crainte d’enfoncer quelques portes ouvertes — mais sans oublier, comme disait Musil, que les chambranles sont solides !
 
          La conjugalité est le lieu où l’on interprète la différence des sexes. La filiation nous demande d’interpréter la différence des générations. Cette double-différence n'est pas une donnée immuable de la nature, où la biologie donnerait la Loi; mais elle n'est pas non plus une invention malléable des cultures, que l'on pourrait défaire et refaire à merci. Non. Elle existe, mais on ne sait pas complètement ce qu’elle est. Elle n'existe qu'à être à chaque fois interprétée. Or aujourd'hui cette double-différence est très vulnérable : qu'est-ce qu'être une femme, une mère, un homme, un mari, un père ? Il n'y a plus guère qu'aux toilettes qu'on trouve encore instituée la différence dames-messieurs, et c’est un peu insuffisant…
 
          Du côté de la conjugalité, il y a égalité et symétrie en ce qu’il y a libre alliance, lien horizontal, choix que l’on assume et que l’on veut durable ; du côté de la filiation, il y a un lien qui n’est pas choisi, qui ne résulte pas d’un contrat et qui ne peut être résilié : ce lien est donc asymétrique. Comment articuler ces deux dimensions de la famille : le lien horizontal de l’alliance, et le lien vertical de protection du petit dans la durée et la filiation ? L’équilibre est difficile, et on dirait que nos époques oscillent trop vite et trop loin sur cette question. André Dumas, mon prédécesseur dans les années 60-70 à la Faculté Protestante de Paris, insistait sur l’émancipation de la conjugalité par rapport à la filiation. Sans doute a-t-on trop insisté sur cet aspect, au point que la filiation en a été fragilisée. Mais, depuis dix ans environ, c’est plutôt l’inverse, au point qu’actuellement on ne semble plus s’intéresser à cette délicate alliance des égaux qu’est le couple.
 
Les déliaisons conjugales
          La conjugalité a été abandonnée à la sphère privée du consentement individuel. Sans vouloir rouvrir la boîte de Pandore de débats assourdissants, au moment de la discussion du Pacs, la question suivante a surgi : dans une société libérale, qu’est-ce que la conjugalité si l’on pense pouvoir tout résoudre dans le libre consentement mutuel, sans prendre en considération la possibilité du désaccord et les rapports de force qui peuvent s’introduire dans le couple ? Ces rapports de force sont spécifiques, avec des dissymétries affectives, mais aussi financières, et des différences de rythmes dans les « plans de vie » des uns et des autres (ayant ou non terminé des études, eu un ou plusieurs enfants, etc.).
 
          En renonçant à instituer la conjugalité, on contribue à la précarisation générale des engagements collectifs et à donner libre cours à la vengeance et à la violence. Le divorce me paraît trop peu pensé. On peut aussi se demander ce que devient la filiation dans une société où tout est pensé sans croire à une conjugalité durable. La durabilité ne semble souhaitée actuellement que pour renforcer le lien parental, elle n’est prise en compte que par rapport à la question des enfants ; on n’évoque plus la durée dans la conjugalité.
          Dans le modèle conjugal moderne, on y reviendra, le couple est une libre alliance entre des individus égaux où l’on insiste sur la sincérité, et où la filiation n’est plus le seul but du couple — ce qui brise notamment l’assujettissement des femmes à leur rôle dans une économie de la filiation. Et puis la véritable alliance, et nous allons voir que c’est une idée biblique d’abord développée par les puritains anglais et américains, est toujours une « nouvelle alliance ». Ce point me semble avoir été une idée très importante, parce qu’elle donne à penser une fidélité qui comprend la rupture et la nouvelle alliance, une fidélité qui peut comporter la tempête. Pour reprendre cette idée, il ne faut pas opposer fidélité et rupture, durée immuable et cassure dès que les choses ne vont pas : nous mourons de cette conception. Il nous faut réinventer la fidélité, une fidélité vivante, une fidélité capable de réinterpréter le passé, une fidélité qui nous rende capables de regarder le passé ensemble pour le réinterpréter.
      
          Il faut en même temps être conscients des risques de ce modèle moderne. Il y a de fait, aujourd’hui, une fragilité du couple. Ceci est sans doute dû aussi à une sorte de tiraillement : beaucoup de contrats sont aujourd’hui précaires (contrats de travail, logements, etc.), alors pourquoi les engagements conjugaux seraient-ils durables ? Et puis si l’on accorde la priorité à la sincérité des sentiments, il faudrait re-comprendre autrement ce qu’est la sincérité : non pas la transparence immédiate des sentiments, mais le pivot d’une sagesse courtoise qui sait qu’il s’agit une histoire à deux, et d’un enchevêtrement narratif qui prend du temps.
 
          C’est la raison pour laquelle je ferai aussi un éloge rétrospectif de l’institution du mariage, comme acte politique. Ce n’est pas seulement l’affaire de deux personnes « devant Dieu » (catégorie kierkegaardienne de la véracité) ; c’est un acte qui implique la communauté. Pour deux raisons.
 
          D'abord parce que le mariage est un acte civique : il tisse des différences dans une société qui éprouve ainsi son unité, en dépit des différences de milieu, de confession, d'opinion, éventuellement de différences de nationalité, ce qui donne au mariage une dimension d'élargissement de la civilité. Au-delà de l’institution politique, il y a d'ailleurs l’institution juridique. Elle est importante pour penser le rapport entre le faible et le fort. Comme on a pu le dire, un des grands points qui manquait au Pacs est la protection du faible. Il manque une formule juridique qui permettrait d’exprimer davantage la plainte, et par là d’éviter que les gens n’accumulent des désirs de vengeance et ne se fassent du mal en plus de leur chagrin. On est dans une société où il y a peu d’endroits où l’on puisse rompre, casser, détruire, et il n’y a guère que nos familles que nous puissions détruire, comme si nous chargions là toute notre capacité au mal et à la destruction. Il faut donc un peu plus penser le divorce, et instituer le désaccord. Un accord qui ne comprend pas la possibilité du désaccord n’est pas solide, et pour pouvoir se lier librement il faut pouvoir se délier. C’est cette fragilité même du couple moderne qui a fait sa force et qui fait sa faiblesse.
 
          Ensuite, il y a dans le couple quelque chose de « politique », de civil, en tous cas, justement parce qu'il faut penser quelque chose comme l’institution du sentiment. On meurt d’avoir pensé des institutions dépourvues de sentiment et des sentiments sans institution. Comment penser une institution du sentiment ? La grande institution des institutions, entre les humains, est le langage. La courtoisie, le fait de parler, de laisser parler, d’écouter, la simple conversation, est l’élément civil de l’amour. Je crois qu’il n’y a pas d’un côté l’amour, la question des sentiments, des affects et du sexe à l’état brut, et de l’autre les institutions d’un langage purement formaliste, verbeux et platonique. Il faut que le langage soit courtois, qu’il y ait une parole amoureuse, qu’il y ait de la courtoisie dans le langage : c’est important pour briser la rupture entre le sentiment et l’institution.
 
Les filiations discrètes
          De son côté la filiation est devenue le lien indissoluble. On fait peser toute la charge de la demande de durabilité sur la filiation. Mais ce qui fragilise et ruine la filiation aujourd’hui, c’est qu’on s’efforce de la construire indépendamment de la conjugalité, ou sur les débris d’une conjugalité complètement défaite. Je ne crois pas à la possibilité de renforcer la filiation sans penser la conjugalité. Mais de ce côté-là aussi il y a un déficit d’institution : on laisse flotter le consentement, comme si les liens de filiation étaient des liens électifs, où les enfants choisissent leurs parents et les parents leurs enfants ! Or le lien de filiation est inégal et asymétrique, et le grand a plus de devoirs et de droits que le petit. Le grand doit protéger le petit. Ce n’est pas seulement qu’il ne doit pas lui faire ce qu’il n’aurait pas aimé qu’on lui fasse, mais qu’il ne doit pas lui faire ce qu’on lui a peut-être fait. On sait qu’on ne transmet pas ce qu’on veut et qu’on transmet ce qu’on ne veut pas, mais justement il faut penser ce rapport tout à fait particulier qu’est la filiation.
 
          Cela suppose d’accepter que la filiation ne soit ni un pur fait biologique ni une pure relation élective (j’aurais dit la même chose sous une autre forme pour la conjugalité). Ce n’est pas un pur fait biologique parce que la filiation ne se réduit pas à la carte du patrimoine génétique. Bien sûr, la vérité scientifique peut être importante mais, pour l’identité humaine, la vérité est une vérité racontée, une vérité rapportée par une parole, et non pas un pur fait brut. Par ailleurs il est évident que la filiation ne se réduit pas non plus à un choix électif. On ne peut demander à un enfant de choisir son père ; on ne peut traiter l’enfant comme un sujet majeur et consentant, et développer ainsi le modèle du consentement généralisé, où l'on se choisit par affinités, par adoption réciproque, où les parents sont des “copains”. Mais le cinéma contemporain, et notamment les téléfilms, étalent ce modèle à l'envi.
 
          On assiste actuellement à un effondrement de la filiation, écartelée entre ces deux logiques. Et plus la filiation est fragile, plus on a tendance à durcir le côté biologique. On manque ainsi ce qui est proprement la filiation et on aboutit à des individus “désaffiliés”, qui seront des adultes sans enfance : ni enfants, ni adultes. Pour nous, la filiation s’institue dans la différence des générations, le rapport dissymétrique qu’il y a du grand au petit. Cette dissymétrie est complexe parce qu’elle doit rendre l’émancipation possible : il n’y a pas indéfiniment d’un côté le grand et de l’autre le petit ; le grand l’est par rapport au petit, et s’il permet au petit de devenir grand, de le remplacer : c’est le paradoxe de l’éducation que de s'effacer devant une autonomie qui prend du temps.
 
          C’est par le discours de la généalogie que les parents reçoivent l’enfant qui arrive, ce qui est aussi une adoption ; on reconnaît la filiation, on la nomme, on l’institue. Il y a une dimension narrative de la filiation. Un des dangers principaux de la télévision, à cet égard, c’est qu’en accentuant le décrochage des rythmes, de plus en plus individualisés, elle raccourcit le temps familial de parole, le temps de narration. Le temps narratif est nécessaire : il faut que l’on ait entendu raconter nos histoires pour que l’on puisse les raconter à son tour. Je ne suis pas obligé d’être celui qu’on m’a dit que j’étais, mais pour que je puisse dire qui je suis, il faut qu’on m’ait dit qui j’étais. Cela suppose qu’on m’ait autorisé à dire qui j’étais, en me donnant de quoi interpréter ce qui me précède. Cet espace élargi du discours généalogique comme narration du monde où l'on est né est ainsi très important à protéger, à instituer, à déployer.
 
          En cas de divorce, comment faire pour que le lien parental soit maintenu, qui assume vraiment ce rôle de la différence des générations ? Les réponses ne sont pas toutes faites et il faut voir à chaque fois comment la rupture réinterprète le temps de la généalogie, décompose et recompose les rôles. On parle actuellement beaucoup de la figure du père qu’il faudrait retrouver. Certes. Mais il faut, au moins symboliquement, retrouver aussi, et peut-être d’abord, la figure de l’époux : cette figure mythique est actuellement effondrée (alors que celui du père l’est sans doute bien moins, au moins dans l’imaginaire collectif, puisqu’il est au moins désiré). Plus personne ne se préoccupe de l’époux. C’est, je crois, le cœur de la fragilité masculine aujourd’hui.
 
           Quoi qu’il en soit je refuse - comme on l’a entendu dans le débat sur le Pacs - que l’on dise : « la famille traditionnelle est fichue puisqu’il est prouvé qu’elle marche mal... » On sait, depuis les tragédies grecques, que la famille est tragique et, traditionnelle ou post-moderne, il en sera toujours ainsi. D’ailleurs quel est le régime totalitaire qui pourrait prétendre éradiquer le tragique ? Oui, la famille est tragique, parce que, en un même lieu, on a un lien entre des égaux et un lien entre des inégaux, et qu’il faut articuler les deux liens, en faisant respecter leur différence, mais en laissant place à la possibilité d’une régression à l’inégalité dans le couple, et à la nécessité d’une progression vers l’égalité dans la filiation. Plus encore : la famille est l’endroit où l’on apprend à convertir la justice en amour et l’amour en justice. Comment penser les deux logiques en même temps ? La famille doit être le lieu de cette double conversion, et il y faut un sens shakespearien du tragi-comique, une bonne dose d'humour et de sagesse.
 
 
2. Le mythe de l’amour
           Je voudrais, après avoir brossé un tableau du chiasme entre les deux logiques hétérogènes de la conjugalité et de la filiation, approfondir ma thèse que le lien conjugal est devenu trop fragile, que c’est lui qui est au cœur de la crise. Un pasteur, Roland de Pury, résumait ainsi la chose : « en Occident on se marie parce qu’on s’aime, en Orient on s’aime parce qu’on se marie (…) dans la moitié du monde la liberté à deux n’existe ni au départ, ni pendant la vie du couple, et face à l’anarchie et à l’instabilité familiale de l’Occident, les sociétés africaines et asiatiques disent : ‘c’est nous qui avons raison’ » (1967, p.28-31). Et pourtant, de Pury estimait, pour des raisons théologiques, qu’il faut maintenir « obstinément la liberté avec tous ses risques (…) le mariage chrétien est une liberté permanente à deux. Il est une union libre qui se maintient parce qu’elle est libre de se maintenir, et non parce que le divorce est impossible ».
 
L’amour et l’Occident
          On va le voir, cette idée est exactement le cœur du mythe hollywoodien. Mais pour cela il faut d’abord comprendre que la vraie invention de la civilisation marquée par la culture chrétienne, en Occident, n’a pas été le mariage indissoluble, mais le divorce. Et que la grande époque de cette invention n’est pas la chrétienté médiévale, mais l’époque moderne. Mais c’est surtout qu’au cœur de l’Occident, il y a un mythe de l’amour. C’est la grande hypothèse de Denis de Rougemont, dans son grand livre L’amour et l’Occident, qu’il y a, au cœur de la culture occidentale, un mythe de la Passion, de la passion amoureuse, de l’amour malheureux, blessé, meurtri, impossible. C’est le roman de Tristan, de son amour impossible pour sa dame, Guenièvre, l’épouse de son Roi, et de l’épée qui les empêche de s’unir. Mais c’est aussi une interminable variation littéraire, de Dante et Don Juan à Sade et de Wagner à Lolita, qui déplie les diverses figures de l’amour comme transgression d’un interdit, d’un obstacle, d’une impossibilité.
 
          A ce mythe, Rougemont a opposé, au nom de l’agapè, un amour beaucoup plus prosaïque, plus ordinaire, plus difficile aussi, non pour un Autre inaccessible, mais pour un être singulier, imparfait, étrangement proche. Le couple amoureux et heureux, c’est possible, c’est à portée de main. Ce mariage n’a ni l’éphémérité esthétique des conquêtes passagères de Don Juan, ni l’éternité passionnée de l’amour impossible de Tristan: il ne sépare d’ailleurs pas le corps et l’âme, et le désir ne peut plus s’y nourrir de l’obstacle que formerait un tiers (père, mari jaloux, interdit, etc.). On le verra, c’est tout le problème du mythe hollywoodien de la conjugalité : que mon épouse soit mon amante.
 
          Mais comment fonder quelque chose de durablement heureux sur un sentiment aussi « doux et libre » (Rousseau) mais imprévisible que celui qui anime le consentement amoureux? Il faut se rappeler, selon Rougemont, que seuls les époux qui s’engagent sans raison, c’est à dire avec une conscience aiguë de l’absurdité de leur acte, sont susceptibles de recevoir, mais au titre de surprises providentielles, l’ardeur passionnée que la jouissance se devait de tuer et le goût du plaisir que l’habitude était censée étouffer. Une étonnante réflexion se glisse ici sur le lien électif, sur l’affinité élective qui préside au consentement amoureux, comme un hasard accepté, une grâce absurde mais approuvée. On ne peut pas produire le bonheur amoureux, il n’y a aucune assurance à cet égard, et sa seule chance réside dans une certaine insouciance à cet égard, une insouciance active. Mais en reconnaissant dans l’être que l’on aime une personne tout à la fois charnelle et spirituelle, absolument singulière et nécessairement imparfaite, on accepte de quitter une image idéalisée et impossible de l’autre, et on s’attache à une singularité toute ordinaire quoique irremplaçable.
 
          Le philosophe américain Stanley Cavell, qui a travaillé sur le cinéma d’Hollywood des années trente, y a étudié ce qu’il appelle les « comédies du remariage ». C’est par exemple un homme et une femme qui se détestent, mais qui, placés dans l’obligation de faire croire qu’ils sont mariés, font semblant de se disputer (l’idée étant qu’un vrai couple est un couple qui se dispute) ; et c’est sur cette dispute que se construit leur alliance (Capra, 1934). La véritable alliance est toujours une nouvelle alliance, après une rupture. Pourquoi la comédie du remariage est-elle une structure aussi importante pour ce que j’appelais le noyau éthico-mythique de notre culture?
 
          D’abord, nous y sommes en présence d’un couple déjà constitué, sans qu’il y ait à raconter l’histoire de la rencontre du couple. C’est qu’il n’y pas grand chose à raconter avant, et que l’intrigue commence après. La comédie de remariage est davantage apparentée à ce que le grand critique littéraire canadien Northrop Frye a appelé « Old Comedy » et qu’on trouve aussi chez Shakespeare, plutôt qu’à la « New Comedy » qui caractérise les dramaturges modernes et romantiques : il ne s’agit pas de montrer un couple qui surmonte les obstacles extérieurs à son union. On a déjà vu avec Rougemont que ces romans ou ces films de la passion amoureuse ont du mal à se faire crédible ! Les obstacles sociaux et moraux pouvant s’opposer à la constitution initiale d’un couple se sont tellement atténués, que les grandes tirades contre l’ordre moral confinent au ridicule. D’où une fastidieuse surenchère dans la création d’obstacles improbables.
 
           Dans la « Old Comedy », par contre, il ne s’agit pas de mettre les héros ensemble, mais de les re-mettre ensemble. Il s’agit de surmonter une séparation, et de surmonter un obstacle intérieur — la difficulté de rester ensemble. Bref, il s’agit de mettre le couple à l’épreuve, et de montrer sous la menace de la séparation, la nature délicate de l’union ou de l’alliance qu’ils forment. Ce que l’amour-passion de l’Occident a trouvé, fidèle à son idée de séparation originaire, mais pour convertir son mythe du couple amoureux et le perpétuer retourné vers autre chose, c’est la liberté de se séparer, qui place l’obstacle au cœur même de l’amour durable. L’accès à l’autre peut être rendu incertain justement parce qu’on le connaît trop, qu’on l’aime trop, qu’on le respecte trop, qu’on tient trop à sa conversation. Shakespeare et Milton, à cet égard, Goethe et Rousseau (Feher, 1994, p.19), Kierkegaard et Emerson, tous ces penseurs ont senti que le sujet n’était pas ailleurs.
 
Milton et la nouvelle alliance
          D’où sort cette figure moderne de l’amour conjugal ? C’est au moment de la révolution puritaine anglaise de Cromwell, méconnue en France où l’on n’envisage que le puritanisme de la bourgeoisie élisabéthaine du 19ème siècle, que cette figure du couple se met en place. Généralement on oublie que l’éthique puritaine de la conjugalité, radicalisant le mouvement amorcé dans le christianisme primitif, a marqué une prodigieuse libération. Elle posait le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation et à la nécessité d’élever des enfants, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Dans cette libre alliance, la subversion de l’Antiquité se poursuit et s’accomplit, et la réforme puritaine brise l’assujettissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. C’est ce que chantait le grand poète flamboyant et puritain John Milton dans son magnifique plaidoyer pour le divorce, Doctrine et discipline du divorce, publié en 1644 (Milton, 2005) : il reprend l’autorisation que Calvin a faite du divorce pour affirmer qu’il faut revenir à l’alliance comme à la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui s’aiment ; une sorte de conversation amoureuse où la discordance fait partie de la concorde, où le désaccord fait partie de l’accord.
 
          C’est pourquoi il faut penser le divorce, en établir la discipline. On ne peut pas forcer quelqu’un à maintenir un libre lien dont il ne veut plus, mais on ne peut pas rompre n’importe comment. Le travail de la conjugalité est au contraire celui de la courtoisie, de la capacité de proximité en même temps que de la distance, du respect ; c’est une intrigue à deux voix où il n’y a pas que mon point de vue qui compte. L’idée centrale de Stanley Cavell est même que « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose » (Cavell, 1993, p.101). Par cette rupture on passe par exemple du lien père-fille, c’est à dire de la condition incestueuse ou plutôt narcissique de ne pouvoir connaître quelqu’un d’autre parce qu’on en a une idée inaccessible, au lien libre du mariage. C’est de ce scepticisme que la connaissance amoureuse est la transgression, et c’est ce qu’affirme la Genèse (Gn.2 24), que commente ainsi Milton :
 
« Il n’est pas bon, dit-il, que l’homme fût seul ; je vais lui faire une aide qui lui soit appropriée. On ne peut à moins conclure de ces paroles si claires (et c’est aussi ce que dit tout interprète averti) que dans l’intention de Dieu, une conversation appropriée et heureuse est la fin principale et la fin la plus noble du mariage » (Milton cité par Cavell).
 
On le voit, le mariage n’est pas un remède au désir, qui serait mauvais et pécheur, mais directement un désir de bonheur et d’accomplissement, et il faut retrouver l’institution heureuse et même divine du couple amoureux, dans laquelle Milton ne voit pas une once de péché. Si l’on retrouve l’intention première de la conjugalité dans son institution, c’est à dire dans sa genèse et son Paradis perdu, il s’agit d’un joug libérateur, puisqu’il nous délivre de la solitude : il s’agit d’éprouver ensemble, par la conversation et l’échange, la possibilité d’une association heureuse, le désir de partager le bonheur. On le voit aussi, il n’est pas question d’enfants. Il existe un lien amoureux, sexuel, nuptial, en dehors de toute perspective d’enfants ou de lien généalogique et de filiation.
 
          C’est pourquoi le mariage et le divorce ont été inventés ensemble — et sont peut-être en train de disparaître ensemble. Il ne s’agit donc plus ici du mariage traditionnel, incompatible avec la grande passion tragique, et bien souvent devenu relativement tolérant à l’adultère, mais de ce mariage amoureux libre et sincère, dernière forme moderne prise par le mythe occidental de l’amour, et que l’on trouve depuis Milton et le combat puritain pour le « droit de partir », jusqu’aux comédies hollywoodiennes du remariage (« nouvelle alliance ») décrites par le philosophe américain Stanley Cavell, en passant par Rousseau, Goethe, Kierkegaard, etc.
 
          Et tout se passe comme si ce mythe, qui continue à fasciner et à conquérir le monde, ne fonctionnait plus au cœur même de la culture qui l’a inventé. D’où ce paradoxe, que sur tous les rivages de la planète les formes occidentales de l’amour triomphent, tandis que l’Occident ne croit plus trop à sa propre invention, en quoi réside pourtant son noyau éthico-mythique. On pourrait même dire que cette invention de l’amour et son tranquille affichage public a été l’une des clés les plus puissantes de son succès et l’un des axes les plus puissants de la conquête du monde par l’Occident : davantage que les accumulations agressives de moyens militaires, davantage que l’insolence de la richesse et de la productivité, le cœur de son pouvoir de pénétration a été la séduction de sa culture amoureuse, de sa libération du couple amoureux. C’est lui que les ennemis de la culture occidentale détestent, mais c’est aussi que les occidentaux eux-mêmes n’y croient plus. Comment tirer de ce vieux noyau de nouvelles promesses ? C’est un des plus grands défis qui nous soient lancés.
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Proposition

          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
          C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.

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