Toujours cet « impossible » qui me tiraille et me surveille, me tourne autour et m’étourdit. Toujours cette impossible
société sans école, sans prison, souhaitée par tant de grands penseurs autour d’Ivan Illich. Toujours ces rêves d’impossible. Mais aussi et peut-être surtout, toujours au dessus de mon
bureau, cette immense photo d’une nuits d’août de la libération de Paris : une femme et deux hommes, tous armés, cachés derrière un mur. Fallait-il qu’ils soient fous pour se battre ?
Fallait-il qu’ils soient amoureux ? Amoureux fous probablement. Amoureux fous : ressentir enfin le souffle de l’autre et y sentir tout autant la fulgurance de la mort que la douce
fraîcheur d’une nuit d’août à Paris. La nuit claire et déchirée. C’était l’époque des ennemis palpables et bien visibles. Comment se mettre au diapason de ce désespoir là ? Par le bonheur
étrange du sang versé ? L’adrénaline des risques encourus ?
Le 21 avril 2002, la bête immonde pouvait encore montrer son nez. Je me souviens comment tous mes amis et moi-même sommes passés par
des états aussi surprenants que la sérénité. Je me souviens comment nous savions déjà nous organiser pour en cacher certains, pour en mettre d’autres vers l’avant. Tranquillement. Je continue à
imaginer ce jour comme un jour qui eut du me faire trembler et qui pourtant ne m’étonnait guerre plus que cela. Je me souviens comment nous étions déjà tous, sans le savoir, très organisés,
quasiment minutés. Quel enseignement pourrait-on tirer de ces jours de décadence et de répétition générale, si j’ose dire ? Sans doute, principalement, fallait-il que nous en ressentions
déjà une infime partie des effets pour que nous soyons à ce point près, à ce point rodés. Il nous fallait bien constater que depuis 1988 le guignol Le Pen nous avait préparés, ne serait-ce que
par la porosité de ses idées, par le fait que nous voyions déjà ses effets pervers se glisser là, ici, là-bas, là-bas encore, ici de nouveau. La puanteur n’est pas nouvelle, hélas.
Alors il est des jours où toute la douleur que je ressens de voir encore l’ensemble des arrivismes rampants me met hors de moi et où
je veux hurler que rien n’a changé depuis ce funeste mois d’avril. Rien. Ou quasiment. De nouvelles têtes ? De nouvelles idées ? Des organisations moins étouffantes, plus à même de
répondre aux véritables besoins, aux véritables attentes de la population ? Non point. Nul part. Absolument nulle part. J’ai bien fait le tour, je me suis promené, j’ai écouté, je crois
avoir entendu, mais rien. Toujours une cooptation ici, une élection bien bidouillée par là. Non, décidément, rien de nouveau sous le soleil. Pourtant, les volontés, fort bonnes au demeurant, ne
manquent pas. Que faut-il donc que nous fassions pour que l’immense majorité du corps social ne se sente pas mis à l’écart de décisions que chacun sait parfaitement essentielles pour l’avenir
d’un nombre croissant de personnes : réforme des retraites, ouverture du capital d’EDF – un Jean-Marie Messier pourrait-il, demain, diriger le nucléaire français ? – suppression de
l’impôt sur la fortune, devenir inquiétant de la pensée réactionnaire en Europe.
Je ne ferais pas ici la liste exhaustive des atteintes portées aux libertés fondamentales, aux droits des étrangers – que l’on bafoue
sans même savoir pourquoi, presque par principe, tant les arguments sont faux, les conclusions dangereuses. La encore une idéologie finira par en balayer une autre et il n’est pas certain que la
meilleur l’emporte.
On le voit, rien n’est acquis et pour cette
raison nous ne saurions que laissé filer ces fameux rêves d’impossible entre les doigts de nos lucidités afin de ne pas rester figés par elles : Paris sera toujours à
libérer.