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         Nos sociétés ont été victimes d'un mythe du dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd'hui un religieux non-critique, d’autant moins critique qu’il est constitué de bouts de religion sécularisés, méconnaissables, incultes. Il me semble que l’intégrisme contemporain est d’emblée à placer sur ce fond global. Et puis il nous faut opérer un travail de discernement dans l'amalgame de ce qu’on appelle le religieux, en élargir notre perception, aujourd'hui peut-être trop marquée par la sociologie de l'identité.
Si l'on distingue, pour la clarté de l'exposé, une demande de morale, une demande d'identité, et une demande de vérité, les religions ne sont ni ouvertes ni fermées en même temps sur tous ces registres, et l’intégrisme est à distinguer du fanatisme et du fondamentalisme. Mon hypothèse, ici assez schématique, est que le fondamentalisme est une forme de religion qui répond à la demande de morale, que l’intégrisme fait face à une demande d’identité, et que le fanatisme répond à une demande de vérité, de savoir ou de certitude. Il y a une certaine discontinuité entre ces problèmes, néanmoins souvent mêlés, et on peut être très averti et critique sur un registre, et naïf sur un autre — on ne peut sans doute être en même temps vigilant sur tous les registres.
On peut d’abord avoir le sentiment que « tout fout le camp », que nous sommes dans une société débauchée, où il n'y a plus de Loi ni de règles, où tout est permis. Que faire, à partir de nos vies en miettes, pour retrouver une morale plus cohérente, plus solidaire? On voudrait trouver une morale solide, indiscutable et rassurante, où les grandes scènes qui nous distribuent les rôles soient d’avance écrites. La fonction du fondamentalisme est de nous placer dans la lettre d’un texte, pour nous protéger d'un monde perdu, ou d'un monde où nous nous sentons rejetés, persécutés, dressant notre camp dans ses marges.
On peut ensuite avoir le sentiment, non sans lien avec le premier mais distinct, que tout est permutable, que l'on peut tout échanger, et qu’il n’y a plus d’identité au sens fort de quelque chose d’inéchangeable. Qui suis-je, et qui sommes nous, dans un monde où les langues et les cultures se mêlent par les migrations et l'urbanisation? La langue est l'élément de l'identité, de l’appartenance à la même histoire. L’intégrisme serait ici le monoliguisme sacré d’une institution qui voudrait s’égaler à la communauté. On voudrait tant que Dieu puisse habiter enfin la Langue, une langue, notre langue incomparable et finalement intraduisible ! Dans l’intégrisme de la communauté parlant enfin parfaitement la même langue privée, on tend à l'endogamie religieuse et linguistique, pour réunir un cortège assez pur pour se perpétuer unanime.
On peut enfin avoir le sentiment que nos sciences et nos techniques nous laissent dans un monde désenchanté et morcelé, où la vérité même est relative, et où les savoirs sont guidés par des intérêts, par une volonté de pouvoir. La religion corrélative à ce savoir s'est faite non moins utilitaire, magique, gadgétisée autour des pouvoirs spirituels, de savoirs salvateurs et initiés qui se prétendent la clé de tout, et une sorte de galvanisation psychique qui riposte aux puissances techniques. D’où le fanatisme. Comment rapporter nos savoirs cloisonnés et nos techniques parcellaires à un monde plus unifié, à un savoir plus absolu, à une vérité plus souveraine? On voudrait ici une vérité certaine, qui puisse tout changer, bouleverser et subordonner tous les savoirs, les magnétiser, les ordonner à l’Un.
Face à chacune de ses figures on pourrait glisser un contrepoint radical, car enfin la foi c’est aussi la gratitude qui nous retourne vers le monde ordinaire, et pour laquelle la loi n’est jamais assez singulière, assez interprétée, c’est aussi l’acceptation que l'identité n'est pas ce qui importe et que Dieu est l’absent de toute langue, c’est aussi la mystique d’une interrogation qui nous place à équidistance de la vérité et ouvre un intervalle où le monde peut se déployer.
Mais il y a une actualité de l’intégrisme, et il ne s’agit pas pour moi d’abord de juger mais de tenter de comprendre ce besoin actuel de clôture. Plutôt que d’entrer dans l’opposition entre des religions ouvertes, tolérantes et des religions closes et intégristes, plutôt que de renforcer l’alternative ruineuse entre un échange généralisé et une balkanisation intégriste, il serait prudent de repartir de l’idée simple qu’il ne saurait y avoir d'ouverture sans clôture. Et qu’il ne saurait y avoir de communauté sans un minimum d’immunité. L’intégrisme tient à un problème d’immunisation. C’est pourquoi les choses se focalisent autant autour de l’identité.
Face à une rationalité communicationnelle, celle de la mondialisation, qui exige que tout puisse s’échanger, se traduire et se communiquer, ce qui demande des communautés de plus en plus ouvertes, il y a soudain un sentiment de dissolution, d’uniformisation. Dans Race et culture Claude Lévi-Strauss montrait comment le nouveau problème de l'humanité est moins de décloisonner et d’élargir que de protéger la diversité des langues et des cultures: « toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus ». Une certaine clôture semble vitale, indispensable à la vivacité d'une culture, et la même religion qui avait pu être un principe d’ouverture des échanges peut, en d’autres temps, devenir un principe de clôture, de protection, d’immunisation. A de longs siècles d’éloge de l’ouverture succède peu à peu un nouvel éloge, celui de la clôture, du cloisonnement des communautés comme système de défense. C’est pourquoi l’on peut avoir aujourd’hui un véritable intégrisme laïc, conçu comme une défense contre la mondialisation — contre les religions des autres.
Tel est bien le double péril aujourd’hui. Soit se fondre dans le relativisme d’un œcuménisme vide, d’une religiosité un peu floue où tout le monde goûte un peu à tout, dans une sorte de tourisme nihiliste. Soit incarcérer les identités dans des communautés, engoncées dans leurs différences intégristes par toutes sortes de séparations d’avec l’impur. Mais la vraie question est ailleurs : à quelles conditions nos cultures pourront-ils repartir de leurs propres racines, entrer en conversation les unes avec les autres, et rester créatrices — je veux dire capables d’inventer des manières inédites de rendre grâce, de marier leurs identités, et de faire place à des questions plus vastes que nos petits soucis ?

 

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Proposition

          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
          C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.

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