Olivier Abel est membre du conseil consultatif national
d'éthique. Il est professeur de philosophie à l'institut protestant de théologie de Paris.
Au risque d’ennuyer, je crois utile de prolonger la réflexion collective engagée dans le sillage des propos de Ratisbonne.
Notamment parce que Benoît XVI a introduit un ton de franchise qui tranche avec la langue œcuménique des gentilles accolades. Il s’adresse à l’autre, il s’expose et s’exprime. Sans peut-être
mesurer avec assez de responsabilité les possibles conséquences de ses propos. C’est qu’il n’est pas d’abord un homme d’Etat mais un théologien bourré de convictions : les protestants ne
sauraient s’en plaindre. Je ne traiterai donc pas tant de l’aspect politique de ses propos, que de leur aspect proprement théologique, car c’est justement sur ce plan là que je suis pour ma part
perplexe, déçu et même inquiet.
Nous avions la chance d’avoir un Pape intellectuel et
intelligent. Et voici qu’il revendique pour la seule voie romaine l’héritage de la Grèce et de l’hellénisme chrétien. On a pu pointer le déni de la voie du monde orthodoxe, ainsi que des
christianismes orientaux, les premiers à souffrir concrètement des émois musulmans. On a noté le déni implicite des maillons arabos-musulmans dans les transferts de rationalité de la Grèce vers
l’Europe. Bref, on ne comprend pas comment le Pape ose faire des grandes unités si simplistes que « la pensée grecque », « la pensée biblique ». Comme l’écrivait Ricœur contre
ces oppositions manichéennes, « compliquons, compliquons tout ! » Le geste qui isole et revendique la bonne généalogie est mortifère, et les Pères sont aussi pères d’autres que
nous, de même que nous avons aussi d’autres pères que ceux dont nous portons le nom, les généalogies sont toujours mêlées. Dès le moyen âge il y a eu plusieurs aristotélismes, plusieurs
platonismes, et tout au long de l’histoire il y a eu plusieurs hellénismes. Celui de la renaissance franco-italienne n’est pas celui du romantisme allemand. Le geste de refondation des colonies
puritaines est peut-être plus grec que celui de prétendre continuer sans hiatus la fondation romaine, et même les cortèges post-modernes que le Pape vitupère rouvrent peut-être quelque chose de
la religiosité grecque la plus classique.
L’intelligence de ce discours du Pape est à chercher
ailleurs. C’est une affaire intra-occidentale, un règlement de compte interne, et Benoît XVI s’y prononce en fait bien plus sur l’Occident que sur l’Islam, qui cache ici la Réforme. En
réaffirmant la continuité entre le logos grec et le christianisme romain, il reproche à la Réforme d’avoir rompu l’analogie de Dieu avec la raison, et affirmé une transcendance trop
radicale, une volonté de Dieu trop arbitraire. C’est donc un discours qui vise la tradition nominaliste, Luther, Calvin, mais aussi bien Pascal ou Kierkegaard, une manière de se rapporter à un
Dieu de volonté et d’amour, et non à un Dieu de rationalité trônant au sommet d’une théologie naturelle inclusive qui comprendrait aussi la morale et la science. Il dénonce, c’est le plan central
de son discours, trois vagues de deshellénisation : celle de la Réforme, celle de la théologie libérale issue des Lumières avec son entreprise de démythologisation, et enfin la vague
actuelle de pluralisme et de relativisme religieux. C’est donc le protestantisme, avec son double spectre des utopies sectaires et de l’individualisme consommateur, qui est visé. C’est
normal : nous n’avons pas assez conscience que le protestantisme est la religion mondialement dominante, celle qui porte le péché du monde actuel. Et le Pape prône le retour à la
civilisation de l’Occident chrétien latin, sous les applaudissements plus ou moins discrets de tous ces athées dévots et néo-maurassiens qui font les gros bataillons des intellectuels
aujourd’hui.
Il prétend ne pas congédier la modernité mais
l’élargir. C’est ce que je voudrais examiner. Son reproche à la Réforme d’avoir trop affirmé une altérité absolue de Dieu, et d’avoir ainsi déchaîné l’arbitraire et la violence, se heurte à une
réalité historique : c’est cette affirmation qui a ouvert un rapport respectueux aux autres et au monde. L’impossibilité de convertir par la force n’est-elle pas ce discours de tolérance
soutenu par Bayle et Locke, et justement réalisé d’abord dans les Pays-Bas, et la Révolution puritaine n’a-t-elle pas affirmé ce droit de dissidence ? Après tout, la synthèse romaine de la
raison et de la foi n’avait-elle pas permis à Bossuet de faire entrer de force les protestants français dans le giron de la « seule vraie église » ? Par ailleurs je veux bien que
l’affirmation de la transcendance et l’élimination du finalisme ait ramené au chaos les grandes constructions des cosmologies scolastiques : mais il faut parfois accepter de perdre les
formes pour les retrouver autrement, et on n’aurait pas eu Descartes sans Calvin, ni Newton ni Leibniz. Et ce que Benoît 16 refuse de voir c’est que Kant ne propose pas un rétrécissement de
la raison, mais sa pluralisation, car il existe des types de vérités et de jugements, des registres de discours différents. Or c’est aussi bien une idée aristotélicienne, et la lecture par Calvin
de la Genèse non comme cosmologie mais comme poème à la gloire du Créateur est une condition de l’élargissement d’une raison qui renonce au discours unique qui répondrait à tout. N’est
ce pas en distinguant les registres, en ne mélangeant pas trop vite la raison scientifique, la sagesse morale, la gratitude de la foi, que nous évitons les pseudos synthèses
théologico-moralo-scientifiques, toujours dangereuses ? Et n’est-ce pas ce qui nous inquiète dans le néo-créationnisme comme dans les théories néo-islamistes ? Si c’est cela l’amplitude
de la raison que Benoît 16 appelle de ses vœux, bonjour la régression !
Au nœud de notre débat se tient le sens du
logos, dont il fait une raison-être-vérité Une. Mais le logos est foncièrement parole, l’humain est originairement deux, conversation, et non pas monologue. Dieu est relation.
Benoît 16, dans son refus du pluralisme et du conflit intérieur, a refusé de renoncer au monopole de la vérité. Je ne crois heureusement pas qu’il soit représentatif de l’ensemble des
catholicismes. Face à un pensée grecque réduite à cette conception statique du logos comme raison, on voudrait soutenir, avec des penseurs de l’Islam médiéval que le Pape fustige, mais
aussi avec une longue tradition juive, que Dieu n’est pas heureusement pas tenu par sa propre parole, et que nos prières peuvent le délier de ses promesses et de ses menaces. Comme le notait
Ricœur, Eschyle ne montre-t-il pas comment le Dieu tragique des Érynies est changé dans le Dieu miséricordieux des Euménides ? Ce logos là ne nous en dit-il pas plus sur les
humains, et sur Dieu ?